C’est dit, je m’y mets.
Pas que ça m’enchante plus que ça, mais voilà, de temps en temps, il faut s’y coller, c’est comme faire les courses, la bouffe ou respecter les limitations de vitesse. Un genre de toile de fond, le motif d’un décors que l’on n’a pas vraiment choisi. Mais attention: comme disait mon grand-père, faut pas confondre vitesse et précipitation. Un moment de réflexion est indispensable à la qualité du résultat final. Il ne faudrait pas non plus que j’oublie le courrier du jour (comprendre: du jour d’hier, qui était un jour comme les autres, sauf que c’était hier). En particulier, j’ouvre une missive arborant fièrement les armes de l’administration.
M!…
Il appert qu’un agent du service des impôts me réclame le montant intégral, j’aurais déjà dû payer, la date limite était le… Veuillez agréer et tout et tout.
Dans l’urgence, je trie fébrilement tout ce que j’ai sur le sujet, tout ce qui peut attester de mon sérieux dans la participation à l’effort collectif. Dans mon bureau, il y a un clic-clac, qui se pare de piles de documents, une par année, je ne veux rien laisser au hasard. Au passage, je retrouve la recette du poulet au piment d’oiseau, dans les certificats et autres de 2013. C’est un signe des dieux : je ne vais pas tarder à en préparer un. Quand j’ai fini, le tas 2014 comporte, ouf, ce qu’il faut pour contester le pli diffamant. Avant d’aller au bureau local des impôts, j’en profite pour mettre chacun des jolis tas de papier dans une chemise de couleur différente, un gros marqueur contribue à libeller l’année, pour l’éternité, ou au moins jusqu’au prochain déménagement.
En me rendant au lieu sacré, je passe devant mes hortensias. Trop de bourgeons, trop tôt, ils ont dû mal supporter le dernier gel. On verra plus tard.
Une accorte gentille dame me reçoit avec la condescendance qui sied dans un village de campagne. En deux temps trois mouvements, elle compulse, acquiesce, me présente les excuses du service, ça doit être une erreur de l’informatique. J’adore, j’ai passé plus de la moitié de ma vie professionnelle dans l’informatique.
En rentrant, je repasse devant mes hortensias. J’avais vu juste : un bon tiers des bourgeons est déjà tout noir. J’aurais dû laisser le voile d’hivernage deux semaines de plus. Je prends note pour l’an prochain.
Bon. Cette fois plus rien ne s’oppose à mon enthousiasme : je m’y mets. J’évite de passer devant mon hortensia affligé, avec ses brindilles estropiées qui pointent comme des doigts accusateurs.
Non, c’est vrai, je ne suis pas le genre à procrastiner au moindre prétexte. Ni à faire intervenir la théorie de monsieur Sigmund à propos des actes manqués. Mais j’en profite pour relire quelques passages de Cinq leçons sur la psychanalyse, j’avais acheté ce truc chez un bouquiniste, quand j’hésitais entre une carrière dans la chose scientifique et le macramé.
Aïe. Dans mon ardeur matinale, j’ai laissé la porte du frigo ouverte, ça ruisselle de partout. Je passe le reste de la journée à nettoyer, vider, porter à la poubelle (un détour à chaque fois…), et réapprovisionner l’indispensable. Je suis crevé. Pour aujourd’hui c’est cuit, alors demain, c’est dit, je m’y mets.
J’ai mal dormi, poursuivi par un horticulteur armé d’une Kalash et d’un inspecteur des impôts en bas résille et uniforme de la gestapo. Mon café, double dose, me ronge l’estomac d’une acidité à réveiller un sénateur. Le téléphone. C’est Alice, elle a perdu un truc, en fait plusieurs, la liste est un inventaire à la Prévert, elle compte sur moi, toi qui gardes tout ! Je promets de regarder, fissa. Deux heures après, je suis en mesure de voler au secours de la veuve, de l’orpheline, et de la chèvre de monsieur Seguin. Mais en échange, je me fais inviter pour une blanquette de veau à l’ancienne, c’est sa spécialité (à Alice, pas à la chèvre !).
Je vais au courrier, je discute avec le voisin. Il a l’air gêné, danse d’une jambe sur l’autre, puis n’y tient plus :
– Votre hortensia, vous avez vu ?
Je fais mine de découvrir. Il passe le restant de la matinée à m’expliquer comment faire pour sauver ce qui peut l’être et me donne des conseils à valoir pour les siècles à venir. Je pense que je vais mettre un nain de jardin à la place, ils sont en solde, en ce moment.
Tout ça pour dire, j’avais décidé de nettoyer mon ordinateur, d’archiver ce qu’il faut et d’effacer le reste. Je sens confusément que je ferai ça plus tard. Et puis c’est bizarre, cette impression que j’ai d’avoir passé mon temps à ranger et faire le ménage !
Par OldTimerSolognot
J’ai découvert l’écriture il y a maintenant un peu moins de deux ans. L’addiction est venue assez vite. Trop tard pour reculer : un vrai coup de pot !
Ça, c’est un texte parfait pour le moral de tous ceux qui ont une tendance à la désorganisation et/ou à la procrastination. Et hop, il suffit de lire OldTimerSolognot, et tout le monde est décomplexé ! Voilà un récit assez enlevé d’un moment de vie qui finalement pourrait être considéré comme assez banal, mais rendu fort sympathique par le ton humoristique choisi, et un certain sens de la formule. C’est un texte sans réel enjeu de suspense ou de chute (ce n’est pas le propos ici), qui fonctionne très bien grâce à une narration fluide, un personnage attachant qui est campé avec une bonne dose d’auto-dérision, et l’humour qui se dégage de l’écriture et des situations choisies. La phrase initiale semble, en ce sens, très bien choisie : « c’est dit, je m’y mets », est en quelque sorte le leitmotiv, jamais atteint, du texte.
Simple détail côté crédibilité : je ne pense pas qu’un frigo ouvert quelques heures fasse autant de dégâts (bien que j’avoue ne jamais avoir testé la chose… !). La scène telle que décrite m’a plutôt évoqué un congélateur dégivré malgré lui, qu’un frigo ouvert. A voir…
Hormis ceci, je me suis aussi demandé qui était Alice, ou bien qu’est-ce qu’elle avait perdu que cet homme puisse avoir chez lui. Il n’est, je pense, pas nécessaire de s’étendre sur ce personnage qui n’est qu’anecdotique, mais sans doute qu’une ou deux petites précisions éviteraient simplement que la lecture soit freinée par ces questions.
Dernier détail : il me semblerait intéressant de situer le texte dans le temps : est-ce un week-end (auquel cas il aura passé entièrement sans que le nettoyage d’ordi ne soit réellement fait ou presque) ? Est-ce le début d’une semaine de vacances (auquel cas s’acquitter rapidement des trucs pénibles pour se reposer ensuite, c’est raté) ? Est-ce un monsieur en retraite ? etc… Cela permettrait d’insister sur la temporalité, qui est quand même une notion importante vu la thématique du texte (pour remettre à demain, il faut bien une temporalité), et qui manque un peu, à mon sens.
Ok, bien vu, il manque la notion du temps. Je ne vais pas botter en touche et déclarer avec assurance que cela classe obligatoirement notre héros chez les retraités: j’avais zappé le truc ( preuve que je suis retraité et que je m’y fais). Je promets de faire attention, la prochaine fois. Pour Alice, son nom est sans importance, mais je ne voulais pas indiquer que ce qu’il lui manquait, c’était un driver pour son imprimante: le fait que le travail remis à plus tard concernait un ordi ne devait apparaître qu’à la fin… Un peu maladroit tout ça, donc. Je prends bonne(s) note(s) de tout ça…
Bonjour,
J’ai apprécié le vocabulaire recherché de ce texte « appert, qui se pare, accorte, compulse », des mots précis, choisis pour un narrateur qui décide de ne pas choisir et de vivre chaque moment comme il vient, saisissant au vol chaque envie.
J’ai aussi aimé les touches d’exotisme et d’originalité « piment d’oiseau », le proverbe féminisé de « la veuve et de l’orpheline ».
Le côté répétitif du « Je m’y mets » renvoie à ce que l’on pratique tous plus ou moins souvent, avec beaucoup de dérision…
Je vois un autre lien qui concerne l’informatique avec l’erreur de l’administration, le ménage sur l’ordi personnel (et aussi le driver du coup), et l’on sait que cette occupation est chronophage! Je ne sais pas s’il faut supprimer cette idée ou au contraire la préciser?
Pour Alice, le prénom est bien choisi si l’on pense à Lewis Carroll et au temps qui s’étire de manière féérique.
Jolie référence à Lewis Carrol, en effet, Chiara! Elle ne m’est pas venue en tête à la lecture du texte, mais maintenant c’est certain: il ne faut pas changer le prénom de ce personnage. 🙂
Quand à la retraite, oui, tu t’y fais, OldTimerSolognot, puisque tu écris (et chic et chouette). Bon bidouillage!