Comme chaque jour, j’arrive sur le quai de la gare RER de Savigny. Soudain, je l’aperçois au bout du quai, c’est elle, j’en suis sûr : l’amour de ma jeunesse ! Elle a ses beaux cheveux blonds, sa silhouette parfaite, ça ne s’oublie pas. Elle s’éloigne, je ne peux pas me retenir, j’appelle :
– Geneviève !
Elle s’arrête et se retourne, surprise. C’est elle, mais ça n’est pas elle. La fille étonnée qui est devant moi a tout juste vingt ans, j’en ai trente de plus. Mais elle répond, amusée :
– Moi, c’est Manon ! On se connaît ?
Je me confonds en explications oiseuses. Mais la glace est rompue, on attend notre train, en devisant sur la parité du yen et autres sujets cruciaux.
Chaque jour, on se retrouve. J’ai l’impression de revivre une histoire qui s’est terminé trop vite, trop tôt. On passe de l’empathie bon ton à un début de sympathie : quand l’un manque, l’autre s’en inquiète. On finit par se confier, comme des amis de toujours, ou pour le devenir. Elle a une sœur, une mère divorcée, la cinquantaine resplendissante, papa est un gros nul, maman est une femme superbe et très bien dans sa tête, et a un bon boulot. Je lui apprends que moi aussi, j’ai la cinquantaine, suis divorcé depuis quatre ou cinq ans, avec un bon emploi dans une banque, quartier Bastille.
Elle est belle, Manon, en plus ou à cause de la ressemblance. Parfois, il y a un peu de bousculade pour monter dans le train. Elle se plaque à moi, je suis troublé par son parfum et par la tiédeur de son corps, qui fini par percer nos vêtements. Ça chamboule dans ma tête. Je me mets à y croire. Un quinca et une jeunette, il n’y a pas que chez les acteurs de cinéma que ça se voit.
Le temps passe, je ne trouve pas le moyen de l’inviter, de commencer quelque chose ailleurs que chez RATP. L’année va se terminer comme ça, elle va obtenir son diplôme d’architecte, partir pour un ailleurs dont je serai exclu. C’est peut-être mieux.
Ce jeudi soir, elle est toute affolée : il y a grève, demain, elle doit apporter une maquette pour la présentation de son projet de fin d’études. Je mens :
– J’avais prévu d’aller à Paris en voiture. Si vous voulez, je passe vous prendre avec votre truc, mais il faudra partir environ trente minutes plus tôt !
– C’est vrai, vous pourriez ? C’est trop chou ! Bien sûr que oui !
Elle me claque un baiser. Je ne dors pas de la nuit.
Elle m’attend, très élégante dans un tailleur chic, avec un énorme carton à côté d’elle. Le temps de mettre le bagage dans le coffre, nous voilà partis, je vais tenter quelque chose. Sauf qu’elle est toute à sa soutenance : elle est intarissable, me détaille tout et le reste, je ne peux pas en placer une. Arrivés, à destination, j’ai droit à un deuxième baiser. Ça va devenir une habitude. Youpie !
La journée, complice, passe à toute vitesse. Déjà je suis à l’angle de la rue ou nous nous sommes donné rendez-vous pour le retour. Elle est radieuse, désirable, je suis tendu, infoutu de trouver quelque chose. Le trajet est comme celui du matin : elle n’arrête pas de commenter son métier, des origines à nos jours. À un moment, elle téléphone :
– Maman ? C’est moi ! Je suis major ! Champagne ! Oui !… Oui !… Non !… Oui ! Dis-moi : le gentil Monsieur qui me ramène, on peut l’inviter à partager une coupe ? Oui !… Dans vingt minutes, plus ou moins. À toute !
Elle réalise qu’elle ne connaît pas mon prénom, me le demande simplement :
– Paul, pour vous servir !
Bon, j’ai droit au champagne, ça se fait. En prime, on trouve à se garer juste en face de chez elle. Elle me prend par le bras. La marche nuptiale de Mendelssohn résonne dans le hall, ou dans ma tête. Il ne faut que quelques secondes au carrosse de messieurs Roux et Combaluzier pour me faire franchir les cinq étages qui me séparent du septième ciel.
On entre dans un appartement coquet, bien propre.
– C’est nous !
Une voix nous répond, je la connais.
– J’arrive, je prends les verres à champagne !
Là, j’ai un choc : Geneviève, la Geneviève, ma Geneviève vient d’apparaître, elle s’est immobilisée en me voyant.
Manon n’a rien vu de notre trouble, et effectue les inutiles présentations :
– Maman, je te présente Paul, qui a volé à mon secours aujourd’hui. Paul, je vous présente ma maman, Geneviève, on dit qu’on se ressemble comme pas possible !
Je suis statufié, pétrifié, pris en masse. Geneviève ne vaut pas mieux : elle laisse tomber le plateau, les flûtes de cristal fumé vont se fracasser sur le sol de l’entrée.
Certains disent que ça porte bonheur, d’autres pas.
Par OldTimerSolognot
J’ai découvert l’écriture il y a maintenant un peu moins de deux ans. L’addiction est venue assez vite. Trop tard pour reculer : un vrai coup de pot !
Nous trouvons ici un thème qui pourrait relever du théâtre de boulevard, avec tout ce que ça a de sympa. L’homme cinquantenaire, un peu hésitant, qui tombe quasi-amoureux de la fille de son grand amour. Avec quiproquo à la clé, et humour sous-jacent. C’est très plaisant à lire, et la fin, sans être une réelle surprise (disons qu’elle faisait partie des « possibles » que l’on supposait), est bien amenée parce que justement pas trop « sur-écrite » pour mimer un effet de surprise qui n’est pas forcément stupéfiant.
Vu que la raison initiale du coup de cœur de cet homme est la ressemblance, de dos, entre Manon et Geneviève, il me semblerait intéressant, pour ma part, de creuser davantage ce sillon. Que Paul s’émerveille d’autres ressemblances, et/ou qu’il note des différences flagrantes. Par petites touches, bien évidemment. Mais cela permettrait de tisser cette relation en la liant plus fortement encore à la raison de sa naissance. Et peut-être d’ailleurs, que peu avant la re-rencontre avec Geneviève, Paul pourrait conclure que finalement, non, Manon est très différente (en mieux ou en moins bien) de cette Geneviève jadis aimée, pourquoi diable l’a-t-il pris pour elle lors de leur rencontre ? (ce qui appuierait le côté « boulevard » choisi, qui n’est généralement pas avare de rebondissements qui n’en sont pas vraiment…).
Je ne me suis doutée de la fin que quand Manon l’invite chez elle et du coup au lieu d’être déçue, j’ai attendue avec impatience (oui, oui, sur quelques lignes mais quand même) de savoir comment les retrouvailles allaient se faire. Elles sont bien amenées puisque maintenant j’ai envie de lire la suite.
Juste deux détails. Il l’appelle Geneviève, elle se retourne et dit « Moi c’est Manon ». Si quelqu’un m’abordait en m’appelant par le nom de ma mère, je répondrai plutôt « Geneviève c’est ma mère, moi c’est Manon. Mais il paraît qu’on se ressemble. Vous la connaissez ? » Du coup j’aurai mis un surnom ou un nom par lequel il avait l’habitude de l’appeler mais qui n’est pas Geneviève.
Et Manon lui demande son prénom seulement juste avant de l’inviter à prendre le champagne chez lui. A travers le texte je comprends qu’ils se sont vus régulièrement, qu’ils discutent pas mal et je trouve un peu louche qu’elle ne lui ai pas demandé son nom avant.
Je trouve l’idée du surnom, pour Geneviève, très bonne, en lisant je me suis aussi dit qu’il était étonnant que Manon ne fasse pas elle-même le lien avec sa mère. Le surnom fonctionnerait d’autant mieux, à mon sens, qu’il y a déjà une certaine verve dans le texte (cf « le carrosse de Roux et Combaluzier », par exemple), et un sens de la formule assez bien manié (« les 5 étages qui me séparent du 7ème ciel »). OldTimerSolognot saurait certainement trouver à cet amour de jeunesse un surnom à la fois tendre, signifiant, marrant… Je lui fais confiance!
Par ailleurs, dans un texte « libéré » de la contrainte de 4500 caractères, dans la perspective d’un retravail plus vaste, cela permettrait aussi d’écrire quelques scènes où Paul raconterait à Manon, lors des trajets, le pourquoi de sa méprise (quelques souvenirs d’antan), et où Manon ne ferait pas le lien pour autant avec sa mère car ces souvenirs ne lui seraient pas connus, et l’amour de jeunesse serait toujours désigné par le surnom… Où Manon elle-même ferait le lien au moment de la rencontre finale, car un détail auquel elle n’avait pas prêté attention lors de ces confidences lui reviendrait en même temps qu’elle verrait sa mère se décomposer… Beaucoup de choses sont possibles, au choix de l’auteur.
Quant au prénom de Paul, cela peut aussi être un choix. Si on part justement sur des surnoms, Manon peut aussi lui en avoir donné un, façon « le compagnon du train » (enfin en trouvant plus original!). Mais il est effectivement étrange qu’elle n’ait pas de moyen de le « désigner » avant la quasi-chute du texte.
Je suis d’accord avec ce qui a été dit précédemment. Le surnom peut amener le doute et un léger suspens aussi. Sur le plan de l’écriture, j’ai aimé les touches poétiques qui parsèment le texte, comme dans ce passage:
« Le temps passe, je ne trouve pas le moyen de l’inviter, de commencer quelque chose ailleurs que chez RATP. L’année va se terminer comme ça, elle va obtenir son diplôme d’architecte, partir pour un ailleurs dont je serai exclu. C’est peut-être mieux. »
Je crois que le texte gagnerait en profondeur en étant retravaillé sur quelques phrases qui mériteraient, comme dans le passage que j’ai cité, d’aller à l’essentiel.
(et sinon, petite question parce que je suis curieuse: pourquoi le Solognot dans ton pseudo ?)