Vendredi 25 novembre dernier, au Musée d’Art de Nantes, je suis allé voir une pièce de théâtre contemporain (du « théâtre documentaire ») qui m’a totalement emballé comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps : Gardien Party de Valérie Mréjen et Mohammed El Khatib. Je ne vais pas m’étendre sur la pièce — mais vraiment si vous pouvez la voir allez-y : c’est pertinent, intelligent, cultivé, drôle, édifiant, attachant…— mais il faut juste savoir qu’ils ont récolté les paroles de gardiens et gardiennes de Musée (les gens sur la chaise…) autour du monde, et ensuite, ont embauché six vrai(e)s gardiens et gardiennes qui jouent et témoignent sur scène.
Un résumé : « Les gens ne nous demandent pas grand chose. Matisse, Chagall et les toilettes. » Partis à la rencontre de gardiens de musées du monde entier, Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen en restituent la vie routinière et la vie intérieure, en invitant sur scène six agents de surveillance de tous horizons. Ici, les agents ne sont pas dans le coin d’une pièce à nous observer. Ils sont en face de nous et c’est nous qui les regardons. Les gardiens de notre patrimoine artistique nous parlent, droit dans les yeux, de leur quotidien. Ennui et vigilance ; immobilité du corps, mobilité du regard ; réalité pragmatique de la surveillance et fictions qu’ils composent pour tuer la monotonie. Collectées dans les musées de Paris, Lausanne, Vienne, Téhéran, New York, Saint-Pétersbourg, Marseille, Hambourg, Aubusson, Prague, Orléans ou Lisbonne, ces paroles nous livrent un regard inédit sur notre amour de l’art. Valérie Mréjen et Mohamed El Khatib, qui portent avec délicatesse et facétie une très haute idée du portrait, dépeignent avec cette collaboration originale un paysage muséal insoupçonné.
Un bande-annonce, qui va vous donner une idée (il n’y a que 2 gardiennes dans ce teaser qui sont devenues actrices pour la pièce : la Coréenne et la Suédoise. Les autres acteurs/actrices ne sont pas présents dans cette vidéo) :
Dans la représentation où chacun/chacune des six gardien-nes/comédiens-nes s’exprime dans sa propre langue surtitrée et envoie à jet nourri des explications, réflexions, observations, remarques, anecdotes fascinantes ou édifiantes qui évoquent leur métier, l’art, les visiteurs, il y a, entre autres, un gardien/acteur au physique, à la voix et au charisme impressionnant. C’est un splendide Black new-yorkais de 51 ans, tout de noir et d’immenses dread locks vêtu, qui s’appelle Robert Smith (on ferait plus original comme nom de star, mais c’est bien son nom) gardien du Museum of Modern Art de New York (MomA). Il se présente ainsi dans le livret : « Agent originaire du Bronx, en charge de la protection des œuvres contre les populations issues du Bronx ». Entre autres très nombreux moments savoureux de la pièce, j’en ai retenu un dit par lui (je me suis procuré le texte) :
« En général, les visiteurs passent assez vite. On est presque inquiets quand on voit quelqu’un s’arrêter. pour peu que la personne ait une façon de s’habiller ou un comportement qui sorte de l’ordinaire, on trouve ça tout de suite louche. Je me souviens d’un type qui venait très souvent — ce qui est déjà inhabituel — et qui restait longtemps devant les tableaux. Tout le monde avait peur qu’il fasse quelque chose d’inattendu. On hésitait à le signaler parce que ça aurait donné quelque chose comme :
« allô le central, individu suspect.
— ici le central, que fait cet individu ?
Ben, il regarde très très longuement les tableaux ».
J’ai trouvé cela très amusant : ce qui devrait être normal dans un musée, vous l’aviez compris, était, rapporté aux comportements de la masse (et les gardiennes et gardiens en racontent d’édifiants…) soudain suspect, étrange.
J’aurais pu prendre d’autres passages, mais celui-va être très bien pour la proposition d’écriture de ce mois-ci. Je vous propose d’écrire non pas sur le rapport à l’art, les musées ou les gardiens et gardiennes, mais sur les petites choses, les petits faits, incongrus, étranges, anormaux. Les gens qui paraissent, ou sont, bizarres (en restant dans le respect, et sans verser dans « l’inapproprié », mais je vous fais confiance) : les gens atteints de troubles, de manies, qui ont un comportement inhabituel, ou des tocs, ou font quelque chose d’incongru, ont des lubies… (L’idée est de rester un le film mince de l’étrange : l’autre comme étrangeté, mais on évitera toutefois les monstruosités, difformités, handicap, très difficiles à manier). Je me souviens d’une amie m’avouant que son fils, à l’adolescence « est devenu étrange. Une sorte d’être curieux, un martien sur le canapé. Je ne le reconnais pas ». Cela peut être un objet, un animal, une plante… (Ainsi des amis avaient adopté à la SPA un chien bizarre, qui ne ressemblait à aucun autre (il s’appelait Pomerol) et en vieillissant perdit tout son pelage. Il en était fascinant et on ne savait pas s’il était repoussant ou si c’était un alien, ou une curiosité scientifique…). Notons en passant que le louche, le douteux, l’étrange, l’inhabituel, l’incongru sont à la frange du fantastique moderne (le classique : ce sont des créatures démoniaques, des monstres, etc. Le moderne : des gens, des faits qui composent une perturbation du réel ou de la perception que l’on en a).
Comment traiter ce sujet ?
– 1 – Vous avez tous et toutes été observateurs de telles situations : racontez-nous en mettant en scène, en fictionnant, une observation, une confrontation, une rencontre, une anecdote avec une personne un peu étrange. Je vais vous en raconter une à grands traits à titre d’exemple dont je me suis servi jadis dans un roman : j’ai durant quelques années mangé à la cantine de la Mairie de Paris, sous un immeuble de la place de l’Hôtel de Ville. Chaque midi je m’asseyais, comme tout le monde, quasiment à la même table (on prend vite ses habitudes), et de fait je me retrouvais entouré aux tables avoisinantes des toujours mêmes personnes. Chaque midi un type seul venait s’asseoir avec un plateau hyper copieux et commençait un rituel : il passait dix minutes à organiser son plateau (plateau comme ceux de ce maniaque > « Passion cantine » qui photographie chaque jour son plateau sur Instagram). Il mettait un temps infini à placer ses couverts à gauche, puis à droite, puis à gauche… Replaçait deux ou trois fois sa serviette et la disposition des assiettes ou coupelles… Recommençait en situant son verre ailleurs… Et chaque midi, une fois qu’il était parvenu enfin à l’ordonnancement parfait de son plateau, il commençait enfin à entamer son plat… et alors systématiquement s’exclamait : « Ah, c’est encore froid ! » Il emportait alors son assiette au micro-ondes pour la réchauffer, et ceci fait revenait s’asseoir. Bien sûr, avant de se remettre à manger, il recommençait ses préoccupations de géographie de plateau et devait terminer son déjeuner froid à toute vitesse car il ne lui restait plus beaucoup de temps.
Un personnage avec un toc, un rituel, une pratique curieuse (dans le roman Voyage avec ma tante de Graham Green, le personnage note scrupuleusement sur un carnet le volume estimé d’urine qu’il produit chaque journée) ou simplement pour des questions de différence culturelle (des choses qui se font chez lui ne se font pas chez nous et en deviennent étranges) peut faire l’objet à cause de cette particularité d’une scène, d’un prétexte d’intrigue, d’une mise en perspective de questions sociales ou sociétales, peuvent caractériser un personnage intéressant. Cela peut aller bien sûr jusqu’à des problèmes plus graves, par exemple neurologiques, qui mettent un vrai bazar : j’ai lu au moins deux romans, et vu une pièce de théâtre où un personnage (dont le rôle était destiné à compliquer la vie des autres pour le récit) était atteint du syndrome de Gilles de la Tourette). Bien sûr, l’écriture est alors à manier avec précaution pour ne pas tomber dans l’irrespect ou une facile moquerie.
– 2 – Vous avez vous-même fait quelque chose d’absolument « normal »… et avez constaté que c’était perçu comme très étrange (le fameux « grand moment de solitude ») : différence de milieu social, quiproquo, différences culturelles… : les occasions sont légion. Cette situation peut être liée aussi à une simple étourderie (mon grand-père m’avait raconté que jadis, sortant des toilettes publiques il avait déambulé en ville avec ses bretelles détachées autour du cou et ne comprenait pas pourquoi tout le monde le regardait bizarrement : or, c’est lui qui était bizarre)… Pareil : fictionnez, mettez en scène, ajoutez détails et effets de manche.
– 3 – Dans la vidéo ci-dessus, à 4 min.52, la jeune gardienne coréenne raconte comment une visiteuse s’obstinait à prendre des photos de voiturettes posées sur des sculptures. On est là devant un cas de lubie. Il y a un écrivain remarquable maintenant un peu oublié hélas et qui n’écrit plus, Jean-Marc Aubert, qui avait fait un peu sa marque de fabrique des récits basés sur des obsessions, des marottes, des idées fixes et étranges (lire « Aménagements successifs d’un jardin à C. en Bourgogne ») poussées à l’absurde. En gros, un personnage se mettait en tête de réaliser un truc bizarre, et le faisait obstinément jusqu’au bout. Les gens un peu étranges (Amélie Nothomb qui mange des fruits pourris, par ex.) sont un sujet inépuisable… mais, humains, ils nous remettent nous-mêmes en perspective.
– 4 – Les registres à explorer potentiellement aussi sont donc ceux de l’objet (chez le cinéaste Cronenberg il y a de ces inquiétants objets médicaux par exemple…), de l’animal de compagnie peu commun, de la plante vraiment très exotique qui vous a été offerte, du lieu d’habitation d’une personne… (Mylène Farmer qui a toutes ses pièces peintes en noir ; untel qui collectionne des choses improbables)…
Voilà, à vous de jouer.
Ne dites toutefois pas cette semaine que vous allez consacrer du temps à écrire un texte qui raconte des trucs louches, avec des gens bizarres : beaucoup risquent de trouver que, vous aussi, êtes bizarre à vouloir faire cela. Et d’ailleurs, quand on y réfléchit bien, c’est tout de même très curieux, avouez.
Vidéo de bandeau : Antoni Shkraba – CC – Pexel vidéos.
Photo de bandeau : Pixabay
Photo du haut : Bara Cross – CC – Pexels