Mathilde prend avec précaution le mouchoir plié en forme de ballotin comme s’il était un trésor. Elle sourit, le place dans la poche de sa blouse blanche.
– Pas question d’en perdre en route.
Elle enfile son pardessus, ajuste la cornette sur son chignon, quitte sa petite chambre de bonne. Il fait encore bien sombre et surtout froid, là-haut sous les toits.
La jeune fille fait attention. L’étroit escalier de pierres usées, qui mène aux étages, sait être traitre si l’on n’y prête garde. Les suivants, de bois craquants et dont Mathilde connaît chaque lame, se dévalent aisément, même si bon nombre d’ampoules n’ont pas été changées depuis la fin de la guerre.
La lourde porte de l’immeuble Haussmannien se referme derrière elle dans un bruit sourd. Elle tire sur ses manches pour protéger ses mains, remonte le col de son manteau élimé. Mathilde observe un instant cette belle ville autrefois si joyeuse. La guerre est finie, mais la victoire des Alliés est encore récente et Paris, exsangue, ruinée par les destructions et l’occupation se remet difficilement du chaos. Elle se met en route. La rue commence à accueillir une population parfois encore voûtée par la peur, mais toujours pressée, affamée, en quête de quoi manger. Les fantômes des déportés, les éclopés côtoient ceux qui s’en sortent mieux que d’autres. Tous tentent de reprendre une vie quotidienne ordinaire. Les mesures de restrictions s’allègent peu à peu, mais le manque de nourriture, l’inflation galopante et la misère rendent l’avenir bien incertain.
Aujourd’hui, Mathilde a vingt ans.
Elle hâte le pas, se dirige comme chaque matin vers la Clinique Antoine Chantin, qui en 1940, a été ouverte aux patients de l’assistance publique pour pallier la réquisition des hôpitaux par les Allemands. On y a rapidement mis en place un service de chirurgie pour les soldats blessés. On y a accueilli aussi les enfants perdus de la guerre, comme elle.
En 1939, Mathilde devait fuir Paris avec sa grand-mère malade, sa mère Angèle et sa sœur Pauline. Mais, elles ont été séparées. Aujourd’hui, Mathilde sait qu’Angèle et Pauline ont survécu. Elles se sont réfugiées dans le Sud. Sa mère a maintes fois demandé à sa fille de les rejoindre. Mais la jeune femme ne peut pas. Elle a vu la confusion, l’horreur et la mort, la souffrance, les larmes et les cris que la guerre ne pouvait taire. Elle doit rester.
Aujourd’hui, Mathilde est infirmière. Elle assiste les médecins, se dévoue pour les malades, les rescapés. Mais ce sont surtout les enfants qui ont besoin d’elle. Elle ne peut pas les quitter. Ceux dont elle est l’ange blanc.
Vers treize heures, Mathilde a mis au lit les plus jeunes.
Elle prend la main de Camille, la petite nouvelle et amène les plus grands dans la cour.
« Dis, Madame, c’est quoi dans ta poche, là ? »
Mathilde sourit et pousse doucement la petite vers les autres.
C’est dans cet espace encerclé des hauts bâtiments de l’hôpital que les enfants, emplis d’une résilience toute juvénile, jouent à se courir après. Mathilde s’assoit sur un banc, lève le nez aux premiers rayons du soleil, pense à l’année écoulée. Elle ferme les yeux. En ce jour tout spécial, elle pense à sa famille. Elle pense à eux souvent. À son père qui n’est jamais rentré du front. À sa grand-mère décédée l’an dernier. À Pauline qui a 16 ans maintenant. À sa mère. Elles lui manquent, mais Angèle a décidé de rester à la campagne, le temps que Paris se remette de ses blessures. La vie, là-bas, est plus facile, dit-elle.
Mathilde, prise d’un frisson, resserre son col. Elle pense au colis reçu d’Angèle hier. Il est arrivé avec des denrées précieuses, une longue lettre de sa mère et puis aussi une clef. Cadeau pour elle, pour ses vingt ans.
Mathilde revoit très clairement les mots sur le papier. L’écriture fine de sa mère raconte une histoire bien étrange accompagnée d’un vœu. Comme une requête. Elle a posé la clef sur la table là-haut dans sa petite mansarde et elle réfléchit maintenant. Comment va-t-elle s’y prendre ?
Elle revient soudain dans la cour. Le petit Paul arrive en courant se tenant le coude.
« Mathile, Mathile… C’est Jules. C’est lui qui m’a poussé.
— Aïe, ouille, ouille », lui fait-elle en le prenant dans ses bras.
« Ca fait maaal. »
Mathilde lui sourit
« Il va encore falloir que je joue à l’infirmière. »
Elle se lève et rassemble ses troupes.
« C’est l’heure du goûter les enfants, allez on rentre. »
Mathilde accroche les petits paletots, mouche quelques nez, pousse les plus grands à se dépêcher un peu. Suzie traîne derrière elle les plus petits tout juste sortis de la sieste et tout le monde se tasse, dans le réfectoire, autour de la grande table ronde. Les deux infirmières distribuent aux gamins des bols de lait chaud, un morceau de pain. C’est toujours un moment de plaisir partagé. Les enfants revigorés par l’air froid mangent de bon appétit, rigolent des singeries de l’un, des grimaces d’un autre, du concert de gargouillements qui les accompagnent. À croire qu’en cet instant, la misère, restée derrière les murs, semble avoir laissé aux enfants quelques instants de répit. Mathilde les observe tendrement. D’autres sont venus puis repartis, d’autres encore n’ont pas survécu, mais aujourd’hui, il y a là, Paul et Jules, les deux inséparables frères, la timide Anna, Lucien et Antoine, les plus grands qui tirent toujours derrière eux l’intrépide Clara, François le boute-en-train, et la jolie Jeanne arrivée l’an passé. Quant à Jacques, trop grand maintenant, il est parti le mois dernier à la demande du vieux boulanger qui réclamait un peu d’aide. Il passe encore souvent leur rendre visite. Ils sont tous un peu comme ses frères et sœurs.
Mathilde se tortille. Camille, qui s’est blottie sur ses genoux, gêne un peu ses mouvements. Elle sort de sa poche le mouchoir plié. Tend les mains qui renferment son petit trésor jusqu’au centre de la table. Tous les regards s’y accrochent et le silence se fait. Elle déplie alors lentement le carré de tissus et sous les yeux ébahis des enfants, dévoile les morceaux de sucre.
« Et voilà, un chapitre quasi bouclé. »
James lève les yeux de son clavier. Il sourit.
« Oui, c’est parfait. »
Le jeune homme s’étire, soulage son dos crispé, embrasse du regard son bureau.
Caroline lui sourit, figée dans son petit cadre de verre. Quelques feuillets jaunis sont étalés à sa droite, une clef posée dessus. Il attrape le journal Le Monde acheté ce matin au coin de Park Avenue. On y parle de l’ouverture imminente des cinq coffres qu’il faut transférer à La Défense avant la fermeture définitive du siège social historique de la Société Générale. Il attrape la clef à l’effigie de la grande banque française, sourit tendrement à Caroline, sa compagne, disparue, il y a deux ans, dans un accident de voiture.
Dès le début de l’affaire, James avait compris. Il s’était rendu à Paris. Avait découvert dans le coffre les lettres aujourd’hui posées sur son bureau. Il n’avait pas emporté les objets qui lui avaient paru anodins et si peu correspondre à l’endroit, puis était rentré à New York.
À la lecture des feuillets, il avait compris. Il avait compris pourquoi le petit sac et la ficelle, pourquoi le peigne, le morceau de sucre. Pourquoi le père de Caroline, journaliste au Herald Tribune, y avait placé là, leur dernier exemplaire.
Puis l’idée avait germé… James n’avait rien dit. On ne pouvait remonter à lui, Caroline et lui n’étaient pas mariés. Il s’était dit que l’ouverture du coffre allait créer la surprise. Que tous s’interrogeraient. Pourquoi ces objets improbables et hétéroclites ? Le mystère allait chauffer les plumes et les esprits, au moins, un certain temps. Le temps d’écrire. De raconter leur histoire.
Un livre qui serait légitimé par la clef qu’il détenait.
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Première réaction à chaud lors de la mise en page : Ha ha, Melle47 l’astucieuse… Elle nous entraîne sur l’histoire du livre dans l’histoire, etc. Ça sent l’ouverture à mon avis pour une mise en abyme ou une histoire d’aller-retours et jeux de miroirs entre passé et présent…
(Je reviendrai commenter : je vais avoir des chose à dire sur le procédé induit… 🙂
C’est génial cette idée de ne pas raconter un objet mais de créer un mystère autour de l’ensemble ! Les pistes sont nombreuses et on a envie de lire la suite. Bravo !
Eh eh !! Malin ! Le mystère demeure et chauffe mes neurones en effet ! Bravo !
James a encore beaucoup de travail … Il faudra peut-être lui dire de faire un peu plus léger sur l’accumulation des prénoms de ces enfants, on s’y perd. Mais c’est un détail.
Quelle feinte ! C’est superbement amené, avec ton écriture si fluide ! J’aime beaucoup. Tu diras à James/Melle47 qu’on attend la suite !!
Eh… pourquoi pas 😉
J’ai beaucoup aimé ce premier chapitre, tu remercieras James Melle47.
Bien amené, on se laisse emporter. Bravo !
En fait, ça n’est pas le premier chapitre de mon histoire mais plutôt le 3ème. L’histoire commence en 1906, à l’ouverture des coffres, avec Henri & Valentine… et se poursuit à travers Mathilde ( & ses trop nombreux frères et soeurs de galère… je note ;). Elle se termine, pour ce qui concerne le contenu du fameux coffre, par le Herald Tribune mentionné dans mon texte… & James et là, pour lier le tout et nous raconter…
Si je puis me permettre : faut pas hésiter à déplacer les chapitres, faire péter la chronologie, la mélanger. Ca donne du rythme, ça crée de la tension, le lecteur aime bien se casser la tête et participer du boulot, et on peut lui demander beaucoup et c’est même ce qu’il cherche (enfin pas chez certains auteurs, mais ceux-là font ce qu’ils font pour occuper du temps de cerveau). Ainsi ce texte serait un premier chapitre que là, ça ne me poserait pas de problème, et après second chapitre j’embraie sur une autre époque, d’autres personnages que tu dis.
mes deux neurones encore actifs se sont un peu perus dans la simili-fratrie; j’ai relu.ça allait mieux.
très bien vu l’histoire dans l’histoire…je me suis laissée surprendre.
et une fois de plus, des infirmières, des blèssés dans l’âme ou dans le corps, des vies à sauver….
c’est dingue ce sujet, on a tous traversé l’histoire , traversé les océans, et tout ça pour un pov’sac plastique et des bouts de ficelle… quel malin ce francis…
Merci 🙂 Tout peut faire sujet en fait.
Et dans le genre maline, hein, le parachute en sucre… (même pas waterproof cela étant).
Nous nous sommes tous (Francis) et toutes (les autres) fait avoir, astucieuse Melle 47 ! A côté de ton subterfuge, je dirai que ta nouvelle se dévore, même si, en effet beaucoup de prénoms nous perdent un peu parfois, et la rupture entre l’histoire de Mathilde et l’arrivée de James dans le texte nous laisse perplexes quelques secondes avant qu’on ne se dise « ah c’était donc ça ! » Bien vu !
Ah je me suis complètement faite avoir, j’étais à fond dans l’histoire de Mathilde. Votre écriture est très belle, c’est très agréable à lire.
Ce qui m’a amusé quand je me suis fait prendre, c’est que j’ai cru y voir à chaud une stratégie de contournement (comme moi, il y a des siècles quand j’ai écrit sur ce sujet) pour éviter le labeur de la doc, de la reconstitution, etc. Je me suis dit en effet : « elle est futée, elle fait, va faire ou ferait du méta discours ». C’est-à-dire qu’elle va nous raconter ce que raconte le personnage sur ce qu’il y a à raconter (plutôt que de se cogner histoire et personnages plein pot — j’espère être clair :-().
Depuis Melle47 dans un commentaire montre que le projet serait beaucoup plus complexe. Si j’ai bien compris on va être en passé-présent, réel du récit et fiction du romancier.
Ce texte est donc à prendre comme une bande-annonce, parce que du coup il nous pose presque tous les enjeux et protagonistes d’un coup, en étant quasiment le reflet du projet entier et en insuflant les mêmes effets que l’ensemble (on appelle ça une « scène totale » en scénario. J’en ai peut-être déjà parlé ici : la scène toujours citée c’est dans Vol au dessus d’un nid de coucou, quand McMurphy se rebelle contre l’autorité pour regarder un match de base-ball à la TV, c’est une scène qui fait écho en fait à tout l’argument sinon le déroulé du film lui-même). Bref, il me semble donc que Melle47 est futée, c’est confirmé et en fait — quand même — elle continue de nous vendre le « potentiel d’imaginaire » du récit (la grosse promesse d’un romanesque avec emboîtement) sans avoir encore grillé ses cartouches 🙂
C’est vrai qu’à la lecture des autres textes, largement fournis en détails historiques, je me suis dis que franchement, j’avais été légère. Est-ce que dans le projet d’un roman, je peux développer ce côté historique, ou ça risque d’alourdir l’ensemble ( c’est la question que je me suis posée). Ou bien, faudrait-il rester dans le projet d’une Nouvelle longue et rester dans ce style?
En tout cas, le projet me tente vraiment. Je me suis laissée submergée par mes personnages et l’histoire qui va avec.
Au contraire, les gens adorent les détails, les faits historiques. On lit pour être dépaysé, découvrir, apprendre, être transporté… C’est même aussi l’essence et le succès des films et séries en costumes. Bien sûr il ne faut pas que cela devienne trop pédago ou tunnels de retranscription de la doc, car ce serait indigeste. Il faut donc essayer d’en mettre en permanence pour que ce soit fluide et juste immergeant. Le côté historique, cela peut être plusieurs choses :
Là, j’enfonce des portes ouvertes : le truc en plus c’est de mettre de l’arrière-plan : pendant ton histoire se déroule il y a les échos de l’actualité par ex.: des manifestations dehors, un événement quelconque long, un scandale, que sais-je que tu distilles en bruit de fond tout le long de ton histoire et qui peut se résoudre en même temps que la tienne, mais n’a rien à voir avec ton histoire. Ce fil « d’arrière-plan » te crée une temporalité. C’est du contexte, comme du décor, du paysage en fait. )… Vu avez lu ou vu ça mille fois : l’histoire des personnages est isolée, c’est le récit, mais il y a les bruits du monde autour, qu’ils traversent sans forcément y participer.
Bien sûr si en revanche ce ce bruit de fond d’actualité implique parfois tes personnages, a des répercussions sur eux, c’est évidemment mieux : c’est Dr Jivago ou Autant en emporte le vent ou tant d’autres 🙂
C’est bien de jouer sur tous les tableaux. En général dans les textes de cet atelier les détails historiques ou les personnages pris dans l’histoire, cela a été plutôt réussi.
Ce que je voulais en fait simplement dire c’est qu’il ne faut pas mettre simplement « Reikjavik, 1902 » pour que les gens y soient. D’abord ils ne savent pas, et s’ils lisent c’est justement pour s’y retrouver. Mais c’est vrai pour tout : le décor, les lieux. J’ai fait des retours de manuscrit ou du coaching pour Aleph et 90% du temps les auteurs écrivaient ça : « Paris, La Défense, 3 juin. Bureau de Marcel » en estimant que cela suffit pour que le lecteur s’y retrouve qu’il s’en contente. Mais non ! C’est du scénario ça, pas de la littérature. Et le job c’est d’être généreux avec son lecteur, de le faire ronronner (ou sa lectrice, d’ailleurs ce sont à 90% du temps des lectrices, faut le dire 🙂 ). La lectrice (on va garder la lectrice, majoritaire) est prête à en baver sur l’intrigue, la structure, le style, les émotions… mais il faut l’aider et lui faire des cadeaux pour le temps historique, les lieux, les décors qu’elle ne connait pas.
Je prends bonne note, et trouve que les détails étofferaient un peu le chapitre, ce qui n’est pas plus mal… je garde aussi l’idée que ça soit un premier chapitre 🙂
Autre question, Francis… pour en revenir à ma question pré envoi de mon texte. Si j’avais stoppé, juste avant l’apparition de James? J’avais un chapitre qui tenait la route ou pas? Une fin de nouvelle satisfaisante ou pas? En fait, James m’a permis de faire entrer mon chapitre dans l’histoire. Dans l’ensemble de ce que j’avais en tête. Il n’était pas réellement prévu au départ. D’ou, la frustration dont je te parlais. Si James n’avais pas été là, j’aurais été frustrée de n’avoir pu « expliquer » l’ensemble…
Bref, tu me suis là?
Bon, au final j’aime bien ce James parce qu’il est le lien entre mes chapitres et l’occasion de développer peut-être une histoire secondaire dans l’histoire principale…
Si tu avais stoppé juste avant l’apparition de James tu avais une nouvelle à mon avis non terminée : un moment, mais qui ne nouys dit rien en fait de articulier (c’est la question du lecteur « pourquoi je lis ça ? »). Tu vois ça rejoint la question nouvelle/chapitre. Au début, avant James cela pourrait être une nouvelle, si tu lui donnais un propos particulier. Là, avec James, ça n’a pas de propos particulier mais la venue de James fait que l’intérêt du texte est alors dans la construction d’une histoire qui se fait (et le propos sera plus largement dans le roman global), et ça en fait un chapitre. Oui, je comprends ce que tu veux dire. En fait c’est parce que la partie « nouvelle » (on va l’appeler ainsi) n’arrive pas à exposer tout ce que tu voudrais mettre. Si tu prends le texte de Khea, il y a déjà tout ce qu’on va trouver dans le roman, s’il y en a un. Dans ta partie « nouvelle », il n’y a pas cela, c’est la relance par James qui en donne l’identité, la fonction. Je ne sais pas si je suis clair.
Tu peux alterner 2 fils et en déclencher un 3e au moins :
En somme on a le récit du passé, le récit de James qui défriche, reconstitue et écrit, et les conséquences de ce travail sur James.
J’adore la mise en abyme , le roman dans le roman, quelle surprise ! quelle belle écriture aussi délicate que Mathilde ! Mille bravos !
Encore une qui s’est fait avoir… Mais Melle47 est pardonnée parce que l’écriture est subtile et l’affaire drôlement bien mené et amenée… qui laisse quand même la lectrice bibliophage que je suis sur sa faim de fin…
oups menée et amenée (avec un « e »)