Je suis désolé, mais vous allez voir une ballade insidieuse en tête durant quelques jours… Pour ma part, c’est l’émission de jazz Repassez-moi le standard sur France Culture, que j’aime beaucoup, qui me l’a inoculée avec un épisode d’une heure diffusant les versions différentes, jazz et blues, d’une même ritournelle folk : « Ode to Billie Joe » de Bobby Gentry. Un tube planétaire monstrueux de 1967 (qui est cette année-là passé dans les charts devant All you need is love des Beatles), qui continue d’être inlassablement diffusé et réalise encore actuellement des millions d’écoute sur Youtube).
Laurent Valero de France Culture explique : « Écrite et composée par la chanteuse folk Bobby Gentry, cette chanson connût dès sa sortie un immense succès, raflant 3 Grammy pour sa compositrice et un pour l’arrangeur Jimmie Haskell. Bobby Gentry, la première chanteuse folk à faire carrière avec son répertoire ! »
L’histoire ? : « La chanson est une ode à un jeune homme nommé Billy Joe Mc Allister, qui s’est jeté d’un pont dans une petite ville de l’Amérique profonde située dans le delta du Mississippi. Tragique destin que le suicide de ce jeune, raconté par une jeune femme au cours d’un repas, dans l’indifférence de sa famille. Les motifs du suicide du jeune homme aperçu la veille jetant quelque-chose du pont, ne sont pas clairement établis dans la chanson et ont suscité une série d’interrogations, voire d’interprétations auxquelles Bobby Gentry a dû répondre lors de nombreuses interviews, en raison du succès immédiat. »
Laurent Valero attribue le succès à « la triste banalité de l’histoire dans une ferme au fond des États-Unis mettant en scène des jeunes gens » qui se serait opposée « au flower power de l’époque ». Succès sans doute dû aussi au fait qu’elle agrège, soit dit en passant et à mon avis, la recette triptyque qui fait le corpus de base de tout groupe rock depuis toujours : 1- Personne ne m’aime 2 – Personne ne m’écoute ou ne me comprend. 3 – La société et la vie sont méchantes… Mais l’Ode to Billie Joe traverse le temps, frappe aussi les adultes sans doute à cause de son ambiance et de son message mélancolique, sinon métaphysique induit. Des films, des pièces de théâtre ont même été tirés de l’histoire de ce pauvre Billie Joe. L’Ode to Billie Joe finit même par être ce mois-ci une proposition d’écriture pour l’atelier Écrire-en-ligne de Mizio. C’est dire si la consécration est totale et indépassable.
Sur ce blog de voyageurs au Mississipi qui se sont rendus sur le pont, d’où provient la photo ci-contre du panneau apposé aux abords du Tallahatchie Bridge, on nous explique (en anglais) que : « Cette ballade a touché une corde sensible auprès de millions de personnes et obtient toujours une quantité surprenante de temps d’antenne. Ce fut un énorme succès croisé qui attira des personnes de tous âges, dont beaucoup – malgré une montagne de preuves du contraire – semblaient croire que l’histoire était vraie. Les gens ont passé des heures à débattre de ce que Bobbie et Billy Joe avaient fait à Choctaw Ridge, pourquoi ils ont jeté quelque chose du pont, ce qu’ils ont jeté, pourquoi il a sauté… Sans être gêné par le fait que Bobbie Gentry a répété à plusieurs reprises qu’elle avait inventé l’histoire, les gens ont poursuivi leurs spéculations. » On y apprend aussi que des gens se font passer pour la famille, ou affirment l’avoir bien connue, etc. On est dans le mythe populaire absolu.
Voici les paroles originales (traduites plus bas) :
It was the third of June, another sleepy, dusty Delta day
I was out choppin’ cotton, and my brother was balin’ hay
And at dinner time we stopped and walked back to the house to eat
And mama hollered out the back door, y’all, remember to wipe your feet
And then she said, I got some news this mornin’ from Choctaw Ridge
Today, Billy Joe MacAllister jumped off the Tallahatchie Bridge
And papa said to mama, as he passed around the blackeyed peas
Well, Billy Joe never had a lick of sense; pass the biscuits, please
There’s five more acres in the lower forty I’ve got to plow
And mama said it was shame about Billy Joe, anyhow
Seems like nothin’ ever comes to no good up on Choctaw Ridge
And now Billy Joe MacAllister’s jumped off the Tallahatchie Bridge
And brother said he recollected when he, and Tom, and Billie Joe
Put a frog down my back at the Carroll County picture show
And wasn’t I talkin’ to him after church last Sunday night?
I’ll have another piece-a apple pie; you know, it don’t seem right
I saw him at the sawmill yesterday on Choctaw Ridge
And now ya tell me Billie Joe’s jumped off the Tallahatchie Bridge
And mama said to me, child, what’s happened to your appetite?
I’ve been cookin’ all morning, and you haven’t touched a single bite
That nice young preacher, Brother Taylor, dropped by today
Said he’d be pleased to have dinner on Sunday, oh, by the way
He said he saw a girl that looked a lot like you up on Choctaw Ridge
And she and Billy Joe was throwing somethin’ off the Tallahatchie Bridge
A year has come and gone since we heard the news ’bout Billy Joe
And brother married Becky Thompson; they bought a store in Tupelo
There was a virus going ’round; papa caught it, and he died last spring
And now mama doesn’t seem to want to do much of anything
And me, I spend a lot of time pickin’ flowers up on Choctaw Ridge
And drop them into the muddy water off the Tallahatchie Bridge
Et les paroles (traduites en français par Deepl) :
C’était le 3 juin, un autre jour somnolent et poussiéreux dans le Delta.
Je coupais le coton et mon frère pressait le foin.
À l’heure du dîner, on s’est arrêtés et on est rentrés à la maison pour manger.
Et maman a crié par la porte arrière : « N’oubliez pas d’essuyer vos pieds ».
Et puis elle a dit, « j’ai des nouvelles ce matin de Choctaw Ridge.
Aujourd’hui, Billy Joe MacAllister a sauté du pont Tallahatchie ».
Et papa a dit à maman, en lui faisant passer les pois gourmands.
« Eh bien, Billy Joe n’a jamais eu une once de bon sens ; passez-moi les biscuits, s’il vous plaît.
Il y a cinq acres de plus dans la quarantaine inférieure que je dois labourer. »
Et maman a dit que c’était « une honte pour Billy Joe, de toute façon
On dirait que rien n’aboutit jamais à rien de bon sur la crête de Choctaw.
Et maintenant, Billy Joe MacAllister a sauté du pont Tallahatchie. »
Et mon frère a dit qu’il se souvenait quand lui, et Tom, et Billie Joe
Ont mis une grenouille dans mon dos au cinéma de Carroll County.
Et ne lui ai-je pas parlé après l’église dimanche soir dernier ?
« Je vais prendre un autre morceau de tarte aux pommes ; vous savez, ça ne semble pas correct.
Je l’ai vu à la scierie hier à Choctaw Ridge.
Et maintenant tu me dis que Billie Joe a sauté du pont Tallahatchie. »
Et maman m’a dit, « mon enfant, qu’est-ce qui est arrivé à ton appétit ?
J’ai cuisiné toute la matinée, et tu n’as pas touché une seule bouchée.
Le gentil jeune pasteur, frère Taylor, est passé aujourd’hui.
Il a dit qu’il serait heureux de dîner avec nous dimanche, oh, au fait.
Il a dit qu’il avait vu une fille qui te ressemblait beaucoup sur la crête de Choctaw.
Et qu’elle et Billy Joe jetaient quelque chose du pont Tallahatchie. »
Une année s’est écoulée depuis que nous avons entendu la nouvelle à propos de Billy Joe.
Et son frère a épousé Becky Thompson ; ils ont acheté un magasin à Tupelo.
Il y avait un virus qui circulait, papa l’a attrapé et il est mort au printemps dernier.
Et maintenant, maman ne semble pas vouloir faire grand-chose.
Et moi, je passe beaucoup de temps à cueillir des fleurs sur Choctaw Ridge.
Et je les jette dans l’eau boueuse du pont Tallahatchie.
Pour finir à propos de la chanson elle-même rappelons que Joe Dassin a sauté sur le pont illico en 1967 en en tirant une honnête adaptation localisée franchouille (qui se passe le 4 juin, il y a dû y avoir un décalage) et se déroule dans un bled agricole nommé Bourg-Les-Essonnes (qui curieusement n’est pas dans le 91, mais en bord de Garonne ; ce qui est un coup de chance car cela donne une rime riche). Billie Joe est devenu Marie-Jeanne, et pourtant c’était 60 ans avant les actuelles questions d’identité de genre 🙂 ) (Il serait d’ailleurs intéressant de savoir sociologiquement ou anthropologiquement pourquoi Billie Joe est devenu Marie-Jeanne à l’époque dans la version française. Parce que Joe Dassin est un homme narrateur ou parce que le drame doit forcément être éprouvé par une femme ? Vous avez 4 h.)
Quant à nous, nous travaillerons sur la véritable histoire fictive et originale de Billie Joe. (L’Amérique, c’est tellement plus romanesque ! Un polar sur un parking de Wal-Mart, on ne sait pas pourquoi, fait plus moderne et dépaysant qu’entre les caddies du Carrefour de Bougival).
Parce que l’Ode to Billie Joe est très riche en potentiel imaginaire (d’où le succès et le fait que les gens veulent savoir le vrai du faux, qu’ils théorisent ; pléthore d’interprétation du texte ont été émises > voir ici ) c’est donc le sujet de l’atelier de ce mois-ci. Ainsi que je l’ai expliqué, il nous faut ici passer à un niveau supérieur. Or, sortir du confort de la nouvelle de fiction que l’on maîtrise, demande de passer à une écriture plus complexe, plus romanesque, ce qui serait un projet long difficile à mener de mois en mois, compliqué à huit ou dix mains. Heureusement, le roman contemporain a beaucoup évolué. On peut aujourd’hui composer une fresque même sans intrigue en accolant des chapitres comme autant de nouvelles diverses, des fragments, des textes divers répondant à des traitements différents, et c’est leur réunion qui fait univers, récit, choral, polyphonique, selon diverses « focales ». De fait, on peut approcher l’écriture romanesque en apportant chacun sa brique et c’est parfait pour une création « distribuée ». Les exemples de ce genre de roman choral sont très abondants, de Gabriel Garcia Marquès (« Chronique d’une mort annoncée ») à Russel Banks (« De beaux lendemains »), ou chez moult écrivain(e)s contemporain(e)s.
Nous allons donc écrire le roman de l’Ode to Billie Joe. Chacun(e) va s’emparer d’absolument ce qu’il veut dans cette histoire toute tracée et qu’il conviendra de respecter dans ses ambiances, époques, psychologie des personnages… , en se documentant (ou en bluffant) et selon le traitement qui l’inspire. Bref, écrire votre variations, votre solo sur le thème (comme en jazz), apporter des éléments directs ou indirects, annexes, connexes à l’histoire originale qui, elle, serait le chapitre 1. C’est-à-dire (car il y a mille traitements possibles), exemples :
– Imaginer une scène entre les personnages (et d’autres non cités dans la chanson), avant (et même bien avant), pendant ou après le drame (et même bien après) ouy « à côté ; imaginer un destin (la narratrice qui revient sur le pont 50 ans après par ex.), etc.
– Mettre en scène Billie Joe où la narratrice a un moment de sa vie, n’importe lequel, dès lors qu’il semble signifiant.
– Imaginer un témoignage, un souvenir de quelqu’un qui a approché Billie Joe ou la narratrice.
– Se mettre dans la peau d’un personnage de la chanson.
– Écrire un article de presse, le prêche du pasteur, le rapport de police, celui du coroner… Le discours du shérif après le drame… Que sais-je.
– Décrire les lieux, le village, ses habitants en reliant même de façon succincte le drame qui doit être présent (Ex : comment retrouve-t-on le corps ? Est-ce que quelque chose a changé ou non entre les habitants, au bar, dans les commerces, l’école, l’église… ?. Et si un secret sortait 50 ans plus tard qui explique le suicide de Billie Joe ?, etc.), etc.
Il va vous falloir tenir compte quelle que soit votre approche pour ne pas dénoter de la chanson, de l’histoire originale, des lieux, de l’époque, de l’ambiance, des faits, de la cohérence, de la psychologie… C’est un travail de romancier, car il s’agit de créer toujours plus de réel, car si vous pourrez n’en faire qu’à votre guise, vous devrez coller à la trame et aux éléments originaux qui ont été les premiers posés par Bobby Gentry.
Vos textes réunis (une fois travaillés, commentés collégialement, éventuellement repris si cela vous dit et a été nécessaire) constitueront la version complète, développée, enrichie, de l’Ode to Billie Joe. (Et on peut très bien imaginer la publier si vous en êtes d’accord en PDF/epub sur le site).
Allez… À votre tour de composer votre bouquet pour le jeter dans les eaux boueuses depuis le Tallahatchie Bridge…