Texte de Mélanie

BOSTON

Ce soir là, d’immenses flocons mouillés et difformes frappaient la baie vitrée, se transformant rapidement en gouttelettes d’eau ruisselant rapidement devant lui.

Ce tableau lui évoqua l’impermanence et la relativité de toute chose et le plongea dans une réflexion sur sa vie. C’est la sonnette stridente de l’appartement qui le sortit de ses songes et le ramena durement à la réalité.

Il courut jusqu’au combiné pour lui répondre.

-Marie, c’est toi?

-Mon amour! Joyeux Noël à l’avance! J’ai une petite surprise pour toi!

Elle escalada les marches 4 à la fois, entreprise périlleuse pour elle qui avait enfilé sa plus jolie robe ivoire brodée de dentelle et ses talons hauts satinés qu’il aimait tant. Elle lui sauta au cou dans l’embrasure de la porte.

Avant même qu’il ne puisse prononcer une syllabe, elle lui tendit une jolie boîte rouge, enlacée d’un ruban blanc soyeux.

-Ouvre-la, ouvre-la je t’en prie!

Engourdi et ralenti par ses récents songes et rêveries, Laurent tira néanmoins doucement sur les extrémités du ruban soyeux, pour honorer l’enthousiasme de Marie. Il ouvrit le paquet. La vue de son contenu le fit basculer dans un état d’excitation et d’euphorie.

-Mais tu es complètement folle, tu m’as acheté une « Apple Watch », celle que je désirais depuis des mois! Cet outil, c’est la liberté ultime…Merci Marie, merci…

La soirée ne pouvait désormais qu’être mémorable…

SHANGHAÏ

Ce matin là, Kazu se réveilla, comme les 28 derniers jours, à 6 heure tapant. Elle se contorsionna pour se libérer de sa couchette et atteindre le niveau du sol. Son lit, 3em en hauteur dans sa chambre de 2 mètres carrés, lui avait été assignée car elle était la plus délicate et la plus agile des 9 cochambreurs qui travaillaient comme elle chez Pegatron, sous-traitants de la « firme de la pomme », une des firmes les mieux cotées en bourse sur la planète . Âgée de 19 ans, elle avait était employée par ce leader mondial depuis maintenant 2 ans, avec de faux papiers. Elle avait pris la décision, à l’age de 17 ans, de quitter son village natal de Pojiao, qui n’offrait aucune perspective d’avenir, pour rejoindre la métropole dans le but d’être engagée par une grande entreprise de sous-traitance. Malgré les conditions de travail difficiles, Kazu était heureuse et vivre d’espoir lui donnait un sentiment de liberté. Logée gratuitement, elle envoyait une partie de son salaire à sa famille et économisait la plus grande part de ses 290 euros mensuels pour fonder une famille.

Comme à l’habitude donc, ce matin là, une fois éveillée, elle inspecta son uniforme et y trouva cette fois une seule blatte, qu’elle retira et déposa dans son flacon habituel. Une fois habillée, elle se mit en route pour l’usine, via les réseaux de tunnels intérieurs annexés aux immeubles d’habitation logeant les travailleurs.

Dans le tunnel nord sur son chemin, elle sortit le flacon de sa poche et s’arrêta à la seule porte de sortie menant sur l’extérieur. Elle huma l’air pollué quelques secondes et déposa délicatement la blatte dans l’herbe, se disant qu’un jour ce serait son tour de quitter l’usine et de partir pour de nouveaux horizons. Elle acheta une boîte repas contenant riz et porc séché et en avala le contenu en déambulant jusqu’à l’entrée de l’usine.

Kazu s’installa à son poste de travail, sur un tabouret trop dur, et se mit en mode automatique, comme à l’habitude. Objectif d’équipe du jour : 10 000 montres.

BOSTON

Ce matin là, Laurent se leva à 6 heures tapant, grâce au réveil-matin de sa super montre. Il envoya un SMS à Marie, toujours via sa super montre, avant de quitter pour son jogging matinal. Durant sa course dans le quartier, il faillit à 3 reprises se fouler une cheville, ses yeux étant fixés sur son rythme cardiaque et le nombre de pas effectués, affichés sur l’écran collé à son poignet.

À son retour, il sauta sous la douche (avec sa super montre évidemment hydrofuge!), se savonna tous les recoins et se surprit à répondre à un SMS qui venait d’entrer… Il en oublia de se laver la crinière et ne s’en rendit compte que lorsqu’il était devant le miroir à s’observer. Il se trouva ridicule face à cet oubli mais n’en fit pas toute une histoire, car sa montre émit un « ding » pour l’informer que les actualités du jour venaient d’entrer dans sa boîte courriel. Le visage blanc de crème à barbe, Laurent interrompît la tâche en cours pour accéder aux grands titres sur son écran miniature :

« Une chinoise de 19 ans meurt suite à 100 heures supplémentaires durant le mois à l’usine Pegatron». Surpris par cette nouvelle cocasse, Laurent se surprit à parler à haute voix :

« Triste, il y a des gens qui sont vraiment asservis en ce bas monde… ».

Par Mélanie

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Il y a ce mois-ci dans l’atelier deux textes qui sont en « écho », celui de Mélanie et celui de Zu, qui sont partis sans doute du même fait divers (ou du « même genre » de fait divers). Pour autant, le traitement qui en est fait est assez différent, et c’est là toute la joie de l’écriture !
Mélanie nous propose ici un texte avec deux « points de vue », et la mise en parallèle des deux est je trouve assez efficace pour faire ressortir l’absurdité du monde. Plutôt que de l’expliquer, façon traité sociologique ou philosophique, elle le met en scène, et cela fonctionne. Il y a une pointe de cynisme, quelque chose d’assez noir, dans cet occidental qui ne fait pas le lien entre son petit confort, ses choix persos, et l’impact dramatique que cela a sur une autre personne, à l’autre bout du monde. Je trouve intéressant le choix d’avoir mis en scène deux individualités, simplement. C’est le lecteur ensuite, qui bascule ces individualités en parabole plus universelle sur le monde « comme il va », et pas l’auteur, qui reste elle sur du factuel, précis, concernant deux personnes. Et c’est à mon sens plus efficace que si Mélanie avait voulu elle-même faire cette démonstration à échelle de l’humanité toute entière. Le choix narratif me semble donc assez porteur. Par ailleurs, j’ai bien aimé aussi que la jeune travailleuse soit dans une vision « positive » des choses, que l’on évite le pathos (qui aurait été pour moi assez éliminatoire, je le crains… !). ça rend d’autant plus « claquant » la conclusion du texte.

Il me semble en revanche, Mélanie, qu’il y aurait quelque chose à équilibrer mieux entre ta première et ta troisième partie. Je m’explique : tu as chois de construire ta première partie plutôt en dialogues, en faisant intervenir la copine de Laurent. Or ta troisième partie n’est plus du tout dialoguée, et la copine ne revient pas. Du coup, elle n’est à mon sens pas un « vrai » personnage, c’est un entre-deux un peu bancal. Finalement, elle n’est là que pour être celle qui offre l’apple watch, mais si Laurent l’avait achetée lui-même, ça n’aurait rien changé à ton texte, au fond. Ça me semblerait intéressant que tu réfléchisses soit à la supprimer, soit à l’incarner vraiment en la faisant revenir dans la 3ème partie. Et à titre perso, je pense que ça serait plutôt plus intéressant de la faire revenir et de construire ta troisème partie de manière assez dialoguée aussi. Ainsi, tu aurais un contraste de forme, aussi, entre tes deux « parties du monde » : d’un côté, un couple, des dialogues ; de l’autre, une individualité, un monologue. Cela renforcerait encore tes choix narratifs déjà pertinents, je trouve.

(Présentation de Mélanie)

Bonjour à tous !
Québécoise de souche, c’est avec joie que je me joins à vous pour tenter de développer ma plume ! Le courage me manque pour m’investir dans cette activité créative de façon assidue et autonome. Je suis convaincue que le groupe saura m’apporter une motivation nouvelle. Seul on va plus vite mais ensemble on va plus loin… Au plaisir de vous lire et d’échanger avec vous !
Mélanie, 36 ans, ergothérapeute de profession.

J’ai bien aimé la mise en parallèle des deux histoires… et j’étais persuadée que Laurent allait trouver dans sa montre un « appel au secours » de Kazu, mais non, tu es partie sur autre chose, et c’est très bien car cela dénonce tout à la fois notre « hyper connectivité » et les inégalités. En revanche, dans le dernier paragraphe, je n’aurai pas dit que la nouvelle était cocasse, mais plutôt triste comme dit Laurent.

J’ai bien aimé ton texte basé sur la dualité : 1 homme mûr et riche vs 1 petite jeune fille (pas si fragile que ça!). Boston vs Shanghai. Tu as joué vraiment sur les opposés, mais pas si exagéré que ça, c’est tout à fait crédible.
Cependant tel qu’il est, et même si l’on ne peut rester insensible au gros problème qu’il soulève, je pense que ton texte a un petit côté « cliché ». Alors, je suis d’accord avec Gaëlle, ne te laisse pas aller à la facilité, fait revenir Marie, on l’attend. C’est elle, j’en suis sûre, qui nous amènera le petit truc qui fera de ton idée, la tienne toute spéciale…
Et puis aussi, j’habite Shanghai, pas de bol, hein? Que dirais-tu de Xiao Hua (petite fleur) à la place de Kazu qui ne sonne pas assez chinois à mon goût, de donner un nom à consonance plus chinoise à ton entreprise, après tout c’est un sous traitant qui semble bien « local ». Enfin, pour que ça soit vraiment parfait que dirais-tu de changer tes euros en yuan? Mais bon, c’est du détail… 😉
Sinon, les dortoirs, les uniformes, le riz au porc, on y est, c’est vraiment ça!

Au contraire, c’est une sacrée chance que tu habites à Shangaï, moi je trouve! 🙂 (j’adore ce genre de croisée des chemins!)

J’ai bien aimé les deux points de vue et les deux ambiances. L’aller-retour entre les deux plantait bien le décor et prêtait à sourire. J’ai été surprise par la chute dont le rythme, donné par le fait que ce soit un titre d’article, tranchait avec la course folle précédente (et notamment, cette scène de la douche, qui m’a bien fait sourire). Je pense que tu as bien fait de ne pas donner un ton trop lourd à cette histoire, qui ne perd pas pour autant son caractère grave.

Merci pour vos commentaires constructifs et bienveillants ! Je suis tout en fait en accord avec la proposition de ramener Marie dans la 3em partie, sous forme de dialogues avec Laurent, car il est vrai qu’elle fut l’élément déclencheur de cette nouvelle et que ça bouclerait mieux la chose… Je voulais démontrer, avec ma 3em partie, que Laurent est en quelque sorte devenu « esclave » de la technologie, sans s’en rendre compte, alors que Kazu vit une forme d’eslavage beaucoup moins volontaire… La liberté est ce à quoi on décide de s’asservir finalement… ; ) Peut-être un peu « cliché » effectivement cette 3em partie. Je retravaille le tout !