La porte du garage s’ouvre enfin. Le soleil m’aveugle, je sens une douce chaleur me recouvrir. Apres ces longs mois d’hiver passés sous une bâche au garage, me voilà prête enfin à sortir. J’entends des pas s’approcher, j’entends des voix venir de tous côtés. Je ne comprends pas trop ce qu’elles disent.
On me découvre et quelqu’un s’assoit à la place conducteur. Je sens qu’on tente de démarrer mon moteur. Je me mets à tousser, c’est que j’ai accumulé de la poussière. On retourne encore une fois la clé dans mon démarreur, ça me chatouille et me fait tousser de plus belle.
Enfin, mon moteur se met en route. Ca tressaute, ça vibre. Une forte odeur d’essence emplit le bâtiment. On me sort doucement dans la cour pavée. J’aperçois des seaux d’eau, de la lessive, des éponges. Je m’attendais plutôt à voir des sacs, des dossiers, des uniformes. Curieux.
On me frotte, on m’astique, on me fait briller. Je ne comprends pas trop pourquoi on se donne autant de mal pour moi. Au fond, peu importe que je sois sale ou propre, pour ce que je dois faire, il faudrait plutôt vérifier mon moteur, mes niveaux et la pression de mes pneus.
Je suis un peu désorientée, je n’entends aucun bruit aux alentours, ce n’est pas normal. Pas d’explosion, pas de moteurs d’avions. Rien. Seulement le gazouillis des oiseaux et le vent dans les arbres. Et le rire de ces hommes. Comment peuvent-ils rire autant dans ce contexte ? D’ailleurs si je les regarde bien, ils ont une drôle de tenue. Trop décontractée à mon goût. J’ai envie de les klaxonner pour les presser un peu.
Je sens soudain qu’on m’attache des rubans, des kikis. Je reconnais que c’est du tulle aux démangeaisons que cela procure. Je me rappelle de la dame d’un colonel qui portait une jupe avec du tulle, j’avais trouvé le trajet affreusement long. Je ne comprends pas pourquoi on m’en attache, je n’ai pas de temps à perdre avec ces fanfreluches. Et puis, rien de tel pour se faire repérer. J’ai beau être discrète, si je suis apprêtée comme pour aller danser, c’est sûr que l’on va me voir.
Je manque à tous mes devoirs, je ne me suis pas présentée. Traction Avant noire, de 1936. J’effectue de nombreuses missions dans cette guerre qui fait rage. Je transporte des colonels, des commandants. Des papiers importants qui, j’espère, nous permettront de gagner la guerre ! Je mets un point d’honneur à ne jamais tomber en panne ! Il ne faudrait pas que je sois le grain de sable qui fasse tout capoter !
J’en ai parcouru des kilomètres, j’ai un peu rayé ma carrosserie lorsqu’on me garait sous des buissons afin de me cacher des ennemis. J’ai quelque fois tremblé lorsqu’une bombe ne tombait pas loin de moi. Mais j’ai vaillamment sillonné la France, et ai rempli du mieux que j’ai pu ma mission. Je ne compte plus les jours où j’ai roulé, parfois en haletant lorsque l’essence commençait à manquer.
Puis un jour, on m’a enfermée dans ce hangar. Je me suis dit que la menace devait être terrible pour que l’on me cache aussi bien. On m’a recouverte d’une bâche et la porte s’est refermée. J’ai attendu, patiemment. Je crois que, d’ennui, je me suis endormie quelques jours.
Et voilà que l’on me ressort ! Je suis bien reposée, prête à reprendre là où je m’étais arrêtée. Mais je sens bien que quelque chose cloche. Rien n’est comme avant.
Ils devraient se méfier, tout ce calme, ce trop grand calme, est louche.
Je sens que quelqu’un d’autre monte et me conduit au centre d’un petit village. Il est coquet, sans aucune dégradation d’explosions. Je ne pensais pas qu’il restait des villages épargnés.
On me gare à côté d’autres voitures, toutes apprêtées de rubans. Je n’ai jamais vu ce genre de voitures, on dirait qu’elles sortent du futur.
Timidement, je demande à ma voisine ce que nous faisons là.
« Et bien, nous attendons la cérémonie ! Puis nous emmènerons tous les invités au domaine pour la réception. C’est ta première fois ? »
Je ne comprends pas. Cérémonie ? Réception ?
« En quelle année sommes-nous ? » J’ai comme un doute en demandant cela à ma voisine.
Soudain, je vois un couple s’avancer vers nous sous une pluie de pétales tandis que j’entends sa réponse étonnées : « 1975 ».
Alors je comprends. Je n’ai pas dormi que quelques mois. La guerre est finie. Je ne sais même pas qui l’a gagnée. Et je comprends que je n’ai plus mon utilité militaire. Que plus jamais je ne conduirai de missions importantes où l’on joue l’avenir du monde.
Au lieu de cela, je transporterai le bonheur et l’amour. C’est peut être, finalement, une jolie retraite…
Par Groux
Groux a décidé pour sa part de personnaliser sa voiture. C’est donc le personnage principal de son texte, qui à la manière d’un « hibernatus », se retrouve projeté dans une époque qui n’est pas la sienne en ne comprenant pas vraiment ce qui lui arrive, avant que l’explication ne soit fournie. Choisir dans ce cas, le contexte d’un mariage, est tout à fait pertinent, car c’est effectivement un contexte plausible et habituel pour le lecteur, qui au départ, ne comprend pas d’où vient cette « désorientation » de la voiture., puisque tout semble normal vu de ses yeux de lecteur. Pour ma part, j’ai bien aimé aussi l’opposition, du coup, entre le côté « grave » des missions en temps de guerre, et le côté joyeux, festif, des mariages. Je trouve que ça donne un équilibre certain au texte. Enfin, la fin plutôt optimiste et jolie, presque un peu philosophique, conclut le texte d’une manière douce et laisse une impression de légèreté, je trouve.
Petit détail avant que d’oublier : j’ai trouvé dommage la formule « on dirait qu’elles viennent du futur », trop explicite à mon goût dans ton texte qui joue plutôt sur les sous-entendus que sur l’explicite clair à cette étape là. Je pense que tu pourrais trouver une formulation plus en « demi-teinte » qui serait mieux.
Et sinon, je pense que tu pourrais jouer davantage sur les ressentis de cette voiture, et les faire davantage varier. Finalement, elle est très cool, hein. Je me dis qu’elle semble avoir eu un certain sens du devoir, une haute idée de ses responsabilités pendant la guerre, elle pourrait être vraiment plus apeurée de s’apercevoir qu’elle s’est endormie, s’en vouloir vraiment, être en colère de réaliser que la guerre est finie et qu’elle ne sera plus bonne que pour les mariages, être angoissée de se dire que peut-être, hitler a la mainmise sur le monde, etc… Avant d’arriver à cette « zenitude » finale. Par exemple, ta phrase « Ils devraient se méfier, tout ce calme, ce trop grand calme, est louche. » est assez neutre, je trouve, pour une situation où il devrait y avoir de la vraie peur (pendant la guerre, tu devais flipper pour de vrai, quand tout était trop calme…). Bref : je crois que tu donnerais plus d’épaisseur à ce personnage-voiture si tu la faisais passer par tout un panel d’émotions « fortes » avant d’arriver à cette chute d’apaisement que tu as choisie (et qui me semble, pour le coup, pertinente)
Bonsoir Groux et merci pour cette jolie reconversion de ton personnage…Vous en avez tous des idées ! C’est chouette de vous lire… L’ arrivée des mariés m’a semblé trop rapide , pas assez évoquée dans sa festivité : en dehors des pétales, pas d’applaudissements, de cris de joie, de musique… ?? Peut-être créer plus fortement le contraste guerre/paix … Mais ce n’est que mon point de vue !
C’est ça qui est chouette, justement, Patchwork, c’est que « ton » point de vue et les autres s’expriment et se croisent! Merci de faire vivre l’atelier en commentant! 🙂
tu sais quoi? c’est ma voiture préférée! et je rêve d’en avoir une blanche, ce qui n’existe pas d’origine d’ailleurs. Elle serait chouette en blanc non? on peut la faire repeindre (commentaire totalement intéressé!). Sinon, j’aurais bien aimé aussi que la cérémonie de mariage prenne plus de place dans le texte, peut-être pour équilibrer un peu plus entre le passé glorieux/sérieux/dangereux et l’avenir joyeux/amusant/pétillant. Mais tu était peut-être coincée par les 4500 caractères. Juste pour bien installer sa retraite radieuse, parce qu’elle est attachante, cette Traction!
hou la belle fôte! *étais…
Je suis assez d’accord avec cette piste du « développement » du mariage, mais effectivement ça ferait sortir le texte des 4500 caractères, je pense que c’est pour ça que Groux n’a pas pu tellement l’explorer. Ceci dit, en correction, c’et possible 😉
C’est une très belle idée et un très beau texte, j’ai beaucoup aimé, bravo!!
Je pense que tu pourrais maintenir encore davantage de suspens / surprises tout au long de ton texte. Par ex, tu pourrais parler d’abord de la toux etc et différer encore l’évocation du moteur qui nous permet de comprendre que c’est une voiture. Et de la même façon, évoquer le bruit des explosions un peu plus tard dans le texte pour que le lecteur soit plus en questionnement : pourquoi ce calme l’inquiète ? Et pareil pour le mariage, avec les rubans et le tulle qui nous font faire le lien rapidement. Bref, je pense que j’aurais aimé être encore plus surprise et ton texte a tout le potentiel qu’il faut pour 😉