Mécanique, Céleste.
Je ne sais pas de quoi rêvent les voitures, je ne sais pas si quelqu’un le sait, ni si quelqu’un s’est jamais posé la question. Je ne le sais pas parce je ne les connais pas bien. Nous sommes tellement nombreuses. Nous sommes à ce point vouées à la vitesse qu’il ne semble pas que le songe puisse faire partie de nos vies. Nous roulons notre bosse sur cette Terre en tous sens, à toute heure, par tous les temps. C’est « roule ou crève ». Je crois d’ailleurs que la Terre qui nous porte s’en fiche. Elle devrait pourtant nous comprendre, elle qui poursuit sa course inéluctable autour de l’astre, elle qui tourne sur elle-même comme une imperturbable folle, sans un moment pour se reposer, sans jamais un moment pour souffler. C’est à croire qu’elle a été condamnée à un supplice sans fin. Se demande-t-elle parfois à quoi ça rime, tout ça, sa révolution et sa rotation qui durent depuis des centaines de millions d’années et qui continueront jusqu’à la fin des temps ? Enfin, jusqu’à la mort de notre soleil, dans quelques milliards d’années tout de même.
Nous sommes très nombreuses, presque aussi nombreuses que les hommes ; plus nombreuses qu’on ne le croit si l’on ajoute toutes celles, vieillies, fatiguées, arrivées en bout de course, qu’un sort implacable a condamnées au rebut, « mises à la casse », comme disent nos propriétaires. Je les vois ces cavaliers du bitume : hier encore si fiers de nos couleurs éclatantes, aujourd’hui si indifférents devant nos tôles branlantes. Je me demande si, au fond d’eux-mêmes, ils ne ressentent pas un peu de honte. Ils nous utilisent, ils usent de nous, ils abusent de nos forces ; ils se servent de nous pour leurs petites vanités (j’ai la plus belle, la plus longue, la plus grosse, la plus haute, la plus puissante, vous voyez ce que je veux dire …) et puis ils nous jettent quand une autre, plus jeune, mieux roulée déboule sur le marché.
J’en croise, il est vrai, tous les jours. Il m’arrive de les observer, quand j’en ai le temps, pendant les embouteillages surtout. Je vois bien, au petit matin, qu’elles ont de la peine à s’échauffer et à se libérer de la froide torpeur de la nuit et, le soir, je remarque les paupières qui tombent, j’entends les moteurs qui crachotent, les jointures qui grincent. J’aimerais en arrêter quelques-unes, les appeler par leur petit nom – Giulietta, Twingo, RX 220 –, leur proposer une pause au bord de la route, et prendre le temps d’échanger vrombissements, ronflements, feulements. J’ai l’impression qu’elles aimeraient se confier, discrètement, prendre conseil auprès de leurs sœurs, parler de leurs difficultés ou de leurs espérances. Mais, que voulez-vous ? Nous filons, nous filons, toujours en avant, toujours en retard, nous cavalons avec nos maîtres toujours pressés d’arriver quelque part. Ils aimeraient arriver avant d’être partis. Plus j’y pense, plus je me dis que nous servons à assouvir le désir qu’ont les hommes d’aller en avant du temps, d’en précéder la course, d’en annuler la trajectoire. Nous servons à nourrir leurs fantasmes. Ils aimeraient tant n’avoir à traverser ni le temps ni l’espace, se déplacer dans l’instant et se sentir libérés de la lourdeur de leur corps. Mine de rien, nous sommes des véhicules métaphysiques. Oui, je sais, « métaphysique », ça fait pédant. C’est la faute à mon propriétaire. C’est un savant. Il m’a prénommée Céleste, un peu parce qu’il m’a choisie bleu ciel mais surtout parce qu’il s’intéresse à la mécanique. Je l’ai entendu dire que selon certaines théories très avancées le corps d’un humain est une sorte de mécanique de précision et, plus encore, que le poste de commande, le cerveau, est lui-même une machine perfectionnée, la plus accomplie de l’Univers. Il est capable de construire d’autres machines qui bientôt feront tout mieux que lui : compter (je ne suis pas surprise), conduire une voiture (allons donc !), penser, désirer, créer (d’autres machines ?).
C’est drôle quand on y pense : une petite machinée très compliquée logée dans une machine plus grande et le tout installé, bien au chaud, entre mes flancs. Un emboîtement de machines en mouvement. Et tout ça tourne en rond autour du soleil. Personne ne sait pourquoi.
Céleste.
Par Yves-Marin
Voici une voiture philosophe… ! Yves-Marin nous emmène (et il le dit lui-même) du côté de la « métaphysique », du sens des choses. Elle est attachante, cette voiture qui se questionne sur toutes ces choses finalement sans réponses. Coincée entre l’immensité de la planète et la petitesse de l’homme, la voiture réfléchit, disserte sans complaisance, sur elle-même et sur ce qui l’entoure. J’aime énormément la chute, à titre personnel, qui a un petit goût de « nonsense », d’absurde, à l’anglaise : Oui, tout ça n’est jamais qu’un emboitement de machines qui tournent en rond sans savoir vraiment pourquoi. Et j’aime aussi le fait que finalement, l’homme n’est pas décrit comme beaucoup « plus », beaucoup « mieux » que la voiture. Tout le monde est mis au même rang de machine. Et toc !
Il me semble malgré tout, Yves-Marin, qu’il pourrait être intéressant de tresser des éléments concrets à ton texte. J’ai tendance à penser que c’est difficile, de tenir de bout en bout un texte de pure « réfléxion »/monologue, si le factuel n’y fait pas son entrée. On peut facilement « décrocher » à la lecture, non pas parce que ça n’est pas bien, mais parce qu’il ne se « passe rien », comme on le dit parfois, et que le côté philosophique des choses est plus éthéré que le factuel, et laisse plus facilement l’attention du lecteur vagabonder. Tu pourrais, je pense, faire de régulières incises très courtes, « tiens, il va bientôt falloir refaire mon plein », « hé, doucement sur la pédale de frein », ou autre chose, mais des éléments très « terre à terre », qui du coup n’interféreraient pas avec la réflexion de cette voiture, mais l’ancreraient dans une vraie réalité « vécue » et pas juste « rapportée ». Cela dynamiserait ta narration, et donnerait aussi, par effet de contraste, encore plus de profondeur de champ à cette réflexion sur toutes ces choses un peu vaines et dépourvues de sens, au fond.
Chère Gaëlle,
Merci pour ta lecture attentive et tes commentaires. Ils rejoignent mes propres analyses. J’ai du mal à trouver le ton de la narration. Je suis ramené à mon propre sillon, celui d’une écriture plus réflexive que narrative. Je vais tâcher de réfléchir à des manières d’y remédier.
(Présentation de Yves-Marin)
Je suis un vieux débutant qui, après avoir pratiqué d’autres formes d’écriture, souhaite s’essayer à la prose littéraire.
Bonsoir Yves-Marin…. Une voiture attendrissante car pleine de sagesse qui en démontrait à l’homme… La faire carrément discuter avec « une collègue » à un feu… ;échanger sur les difficultés à démarrer les jours d’hiver, sur les mises au placard… Et ne t’inquiète pas, moi aussi ; je suis une vieille , une vieille re débutante… Mais on a une bonne coach qui nous suit de près !
Bonjour Patchwork,
Merci pour ta lecture. Sans l’avoir prémédité, j’aboutis dans ce texte à un contraste inattendu entre une voiture qui a une âme et des hommes qui en seraient privés par les conceptions cybernétiques en vogue aujourd’hui.
Et puis, la jeunesse se mesure aux projets auxquels on travaille
Yves-Marin
lire : en démontrerait à l’homme
Bonjour Yves-Marin ! J’ai beaucoup apprécié la lecture de ton texte ! La finale est définitivement mon coup de coeur ! Écriture claire et fluide ! Bonne continuité !
Chère Mélanie,
Merci. Je prends ton commentaire comme un mot d’encouragement à poursuivre.
A bientôt
Yves-Marin
j’adore cette Céleste qui nous explique la mécanique céleste qui régit l’univers et ces emboîtements façon poupées russes. L’âme en toute chose! je regarde ma voiture plus humblement grâce à toi, il se pourrait qu’il s’y cache un être éveillé d’une grande sagesse. J’ai beaucoup aimé ton texte, et peut-être que pour l’ancrer un peu plus dans notre grand théâtre de la vie, je verrais plutôt des petites descriptions de paysages qui défilent derrière ses vitres, ou des détails de la vie autour, bref quelques petits mots sur les décors en arrière plan, façon petites incises, plus que des réflexions sur comment on traite sa pédale de frein ou autre. Tu garderais son côté contemplatif-philosophique..Enfin c’est juste une idée..
Oui, c’est une piste aussi, les descriptions de paysage. Mais effectivement, ça resterait plus contemplatif. A voir l’option que l’on préfère (enfin, quand je dis « on », c’est l’auteur 😉 ).
Chère Ann,
Merci du fond du coeur pour ta lecture qui est si généreuse. Je crois aussi, comme toi ou Gaëlle, que je pourrais lui donner plus de « chair » à cette Céleste, question de la ramener un peu sur terre. Je m’y attacherai. Cordialement.
Bonjour Yves-Marin,
J’ai pris du plaisir à lire ton texte, je me suis fait emporter dans les réflexions philosophiques de ta voiture et la chute est en effet savoureuse!
Au plaisir de te recroiser dans un prochain atelier!
Bonjour Ariane,
Merci! Le plaisir sera partagé. A bientôt donc.