« Je serai contente quand tu seras morte. »
Jamais elle n’avait imaginé pouvoir prononcer ces mots, ni même pouvoir les penser. Le sentiment de haine lui était inconnu.
Elle, c’est Marie. Elle a la trentaine, les cheveux bouclés et des lunettes vertes. Marie est naïve. Elle le sait maintenant. Son baromètre interne d’estime et de confiance en elle n’a jamais été très optimiste. Il n’avait jamais non plus été aussi pessimiste. A tel point qu’aujourd’hui l’aiguille semble bloquée. Elle apprend à vivre avec. Marie avait foi en la fantaisie de la vie.
C’était un jeudi, Marie s’en rappelle car elle a l’habitude de se souvenir de tout, et surtout de ces détails. Cette nuit, elle n’a pas dormi. Elle fait couler du café. L’odeur, la chaleur de ce breuvage coloré la rassurent. C’est ce matin qu’elle commence. Elle a peur. Elle souffle sur la fumée qui s’échappe de la tasse. Prend quelques minutes pour regarder cette silhouette qui danse lentement dans l’air. Elle voudrait danser elle aussi, avec la même fluidité, la même spontanéité. Marie boit son café et s’en va.
Dès son entrée dans le bureau, Marie a perçu le malaise. Elle était là face à celle qui désormais hanterait ses nuit, contaminerait ses journées, capturerait ses pensées. Elle allait se jeter « dans la gueule du loup ». Il était encore temps de rebrousser chemin. Partir. Fuir. Marie ne voulait pas faiblir. Elle aurait dû s’autoriser ce choix. Ce regard posé sur elle. Celui de cette femme, celle qui allait faire de sa vie un enfer. Intimement, Marie le savait. Elle ne pouvait pas se l’avouer. Elle ne voulait pas se l’avouer. Elle la regardait droit dans les yeux. Elle ne peut oublier ces yeux. Ils sont bleu glacier. D’une limpidité éclatante, ils sont magnifiques. Ils vous transpercent. Ces deux perles couleur azur auraient pu être le reflet de la douceur et de la générosité de l’être. Les apparences sont souvent trompeuses. Rapidement, Marie a compris que derrière ce visage c’était le diable qui régnait. C’était son diable. Celui qui l’avait choisie elle. La représentation fantasmatique que Marie s’était inconsciemment forgée du mal était floue. Elle n’y pensait pas. Jusqu’à ce jour.
Marie s’est enfermée dans la lutte. Elle travaillait sans cesse, cherchait à se prouver qu’elle avait sa place là où elle était. Chaque matin au réveil, une bataille s’annonçait. Marie enfilait son uniforme de petit soldat et devait être prête. Prête à tout endurer. Chaque jour, elle travaillait sa tenue. Il fallait qu’elle soit transparente. Personne ne devait remarquer quoi que ce soit. Elle s’obligeait à être vide. Elle savait que la journée serait interminable. Elle n’attendait que sa délivrance le soir venu. Les répits étaient de courte durée. Au fil des semaines, Marie sentait qu’elle perdait pied. Tenir. Ne jamais renoncer. Ne jamais s’avouer vaincue. Ne jamais abandonner. Lorsqu’elle percevait le timbre rauque et éraillé de La Voix, son corps se raidissait. Elle frissonnait. Seule, elle attendait l’entrée de son démon. Intérieurement, elle l’appelait son tyran. Elle ne cessait de se poser la même question : « pourquoi m’a-t-elle désignée ? ». Elle se demandait ce qu’elle avait dit ou fait pour que cette femme décharge sur elle autant de haine. L’humain n’était-il donc pas naturellement bon? Marie avait mal. Mal où? Partout. Elle ne pouvait identifier, ni même caractériser sa douleur. Elle en était prisonnière.
Ses amis ne la reconnaissaient plus. Elle n’était plus la même. Elle le savait ; Plus jamais rien ne serait comme « avant ». Pourrait-elle un jour se remettre d’une telle épreuve ? Avant elle en doutait. Aujourd’hui, elle savait. Ce serait impossible. La vie était devenue amer. Marie ne vivait plus que par son travail. Attachée, enlisée, tenue, elle n’était plus maître d’elle-même. Des sentiments nouveaux étaient nés chez Marie. Elle rêvait de briser celle qui l’anéantissait un peu plus chaque jour qui se levait. L’enfer, l’humiliation, le dégoût ; elle supportait tout, puisqu’elle n’était plus rien. Marie était habitée. Cette femme la hantait et venait occuper ses nuits. Ce visage, ce regard, cette voix exerçaient sur elle une pression permanente.
Après 268 jours de calvaire quotidien, Marie est partie. Ce n’est pas elle qui a décidé de partir. Son corps est parti, transparente, elle voulait tellement l’être. Elle l’était devenue. Marie ne voulait pas s’écouter. Plusieurs fois son état physique l’avait rappelée à la raison. Cela jusqu’au jour où elle s’est effondrée sur elle-même sans conscience. Elle n’était plus là avec les autres. Elle était dans du coton. Marie a fait un grave malaise. Cela faisait des mois qu’elle sentait son cœur s’emballer, elle n’avait jamais voulu y prêter attention. Les médecins étaient formels (comme à leur habitude !), si elle voulait survivre, elle devait arrêter. Ils allaient même jusqu’à encourager Marie à porter plainte. Elle était tombée malade à cause d’une femme elle-même psychiquement malade. Marie était tombée sous l’emprise d’une manipulatrice perverse narcissique. Avant, Marie ne connaissait rien à tout cela. Elle tombait de haut. Enfin, elle était déjà tombée de toute façon… Un peu plus un peu moins, qu’importe. Elle était à terre. Dans l’arène, elle avait été battue, déchirée, rouée de coups, elle avait valsé, elle avait tangué, elle s’était couchée.
Contre toute attente, Marie s’est relevée. Elle a choisi de se relever. Jamais elle n’a réussi à dénoncer l’enfer. A en parler. Jamais. Elle vit avec. Désormais, elle sait. En ce 25 décembre, Marie assiste au spectacle des illuminations, des gens qui rient. Elle ne parvient pas à être comme eux. Elle n’est plus comme avant.
Arrêter. Fermer ce qui ne doit être qu’une parenthèse. Apprendre à vivre. Avec.
par Colette
Lorsqu’elle écrit Colette n’a pas d’âge…
Les mots s’enfilent comme des perles sur un collier…
Les textes qu’elle écrit ne vivent que sur l’écran de son ordinateur ou sur les pages de ses carnets.
Aujourd’hui, elle décide de se lancer un défi,
Elle a envie,
Elle a peur,
Elle est impatiente,
Elle imagine,
Elle est heureuse d’écrire, là, maintenant, tout de suite ; de penser à ce qui l’attend…
Voilà un texte sur le thème de la « descente aux enfers ». C’est une tranche de vie qui évoque rapidement « l’avant » heureux, décrit plus longuement le « pendant », avec la mise en place de la déchéance psychique puis physique du personnage manipulé, et qui effleure pour finir l’après, en prenant le parti du « plus rien ne sera jamais comme avant », tout en « sauvant » le personnage. C’est un texte émouvant, qui met en scène une souffrance profonde, celle du personnage qui se « perd » lui-même, ou qui est à deux doigts de le faire.
Pistes de travail possible :
– On dit souvent en littérature que « montrer » est plus efficace que « démontrer » . Le mécanisme d’emprise d’un manipulateur pervers induit des changements très concrets dans le quotidien, dans l’attitude, etc. Il me semblerait intéressant de le raconter, de faire « vivre » pleinement ce glissement progressif pas uniquement sous forme de discours, mais en mettant en scène des situations concrètes. Ceci est effleuré à travers la phrase « Ses amis ne la reconnaissaient plus ». Il me semblerait intéressant de developper en quoi ils ne reconnaissaient plus, à quelle occasion ils l’ont réalisé, lui en ont fait la remarque, etc…
– La métaphore de « l’arène », vers la fin, me semble particulièrement intéressante, et possible à développer davantage. Une « vraie » scène de corrida pourrait être très forte et très intéressante pour décrire le supplice de Marie. Ce serait une façon de donner de la force au propos sans avoir besoin de le souligner.
– Petite remarque technique : il semblerait important d’harmoniser les temps verbaux, certains semblent dissonants (ou en tout cas, ne permettent pas d’être sûr du moment dont on parle Marie avant/Marie après)