La nuit était encore là pour quelques heures mais ma mère et moi étions déjà debout, habillées, coiffées. Nous partions pour la première fois en grandes vacances d’été, une surprise que ma mère avait gardée secrète jusqu’à hier soir. Elle m’avait dit de mettre dans mon cartable, mes poupées et mon chien Pif pour ne pas les oublier. L’appartement était propre, bien rangé comme il ne l’avait jamais été. Ma valise et celle de ma mère nous attendaient près de la porte d’entrée.
On descendit les étages doucement pour ne pas réveiller les voisins, ma mère déposa encore plus doucement les clés de l’appartement dans la boîte aux lettres de la concierge. Elle m’entraîna vite dehors sur le trottoir. Une voiture était garée devant, une jolie voiture blanche, au volant de laquelle était un homme que je n’avais jamais vu. Il s’appelait sûrement Jules, ma mère ne connaissait que des hommes qui s’appelaient Jules. Elle m’installa sur la banquette arrière, posa les valises et mon cartable à côté de moi. Elle s’assit sur le siège passager avant. Il se pencha vers elle pour l’embrasser, elle lui accorda un baiser rapide. Elle était nerveuse. “Démarre” lui dit-elle. Il mit en route la voiture et nous partîmes pour ma plus grande joie.
J’avais 7 ans.
Ma mère m’avait expliqué que nous allions chez ma grand-mère maternelle, dans le nord, un village traversé par une petite rivière où nous irions pêcher. Tout était prévu, elle lui avait écrit une lettre pour la prévenir de notre arrivée. Tout allait bien se passer. J’allais rencontrer cette grand-mère inconnue dont j’ignorais l’existence jusqu’à la veille de notre départ. Ma mère ne m’avait jamais parlé d’elle ni de mon père d’ailleurs. Nous n’étions qu’elle et moi dans un petit appartement de banlieue parisienne, à Bobigny.
Je dormis presque tout le voyage, bercée par le bruit du moteur, que je n’oublierai jamais. Nous arrivâmes dans un village au nom compliqué que je n’arrivais pas à lire malgré tous mes efforts, Zuytpeene.
Ma mère dit à Jules, “ Gare-toi, là.” Il fit aussitôt ce qu’elle lui demandait. Ce Jules-là me semblait gentil, j’avais eu le droit de monter dans sa belle auto. La voiture garée, elle descendit, ouvrit ma portière avec un “viens” . Je mis mon cartable sur le dos, elle prit ma petite valise mais pas la sienne qui resta sur la banquette arrière. Je trouvais cela bizarre, je n’aimais pas la sensation d’angoisse qui montait en moi. Après avoir longé quelques maisons, on prit une autre rue du village. Le jour se levait avec un ciel gris. Ma mère s’arrêta devant une maison aux briques rouges, collée à d’autres. Elles se ressemblaient toutes. Elle posa ma valise, s’accroupit devant moi pour être à ma hauteur.
« Ta grand-mère habite là. Tu vas toquer très fort à sa porte quand j’aurai tourné au coin de la rue. Je ne peux pas rester, Ly-Rose, mais je reviendrai te chercher, plus tard. Je te le promets. »
Elle me serra dans ses bras, m’embrassa sur les cheveux et partit très vite, disparaissant au coin de la rue. Dans le silence du petit matin, j’entendis la voiture blanche démarrer, le bruit du moteur s’éloigner. Je restais devant la porte de cette grand-mère inconnue, dans un village avec des maisons rouges. Je toquai, doucement…rien. Je recommençai un peu plus fort. Ça devait me faire mal à la main parce que je me mis à pleurer, ou peut-être parce que je n’entendais plus le moteur de la voiture ou que la pluie versant ses premières gouttes, effaçait le baiser de ma mère sur mes cheveux. La pluie s’intensifia de plus en plus. Je frappai de plus en plus fort. La porte s’ouvrit enfin. Elle se tenait là, debout, un peignoir bleu sur une chemise de nuit à grosses fleurs multicolores. Elle baissa la tête vers moi, s’avança pour jeter un œil dans la rue, leva les yeux vers le ciel pluvieux, prononça cette phrase étrange “Il drache fort, tiote” en m’attrapant par l’épaule pour me faire entrer chez elle.
Elle ne parlait pas comme moi ni comme ma mère, ni comme les gens que je connaissais. Mes larmes redoublèrent. Je me sentais abandonnée, perdue.
Sa maison sentait le café. Elle me fit entrer dans la cuisine :
« Prends donc une cayelle. »
Elle me montra une chaise. Cayelle fut le premier mot que je compris de cette drôle de langue, à l’accent très prononcé.
Les deux mains dans les poches de sa robe de chambre, au milieu de cette cuisine, elle me regardait. Elle était grande, ça m’impressionnait. Elle avait enroulé ses cheveux en chignon mal fait. Ses yeux étaient magnifiques, d’un bleu comme mon crayon de couleur préféré.
» À c’te heure, tu dois avoir faim ».
Je me détendais, elle parlait le français aussi. J’avais toujours mon cartable sur le dos.
« Pose tin carnasse à terre…tin cartable ».
Je compris et le posa contre un pied de ma chaise.
« J’ai soif. Maman me donne du jus, le matin.
– Un jus ? Pas de chicorée ? »
Je ne savais pas ce qu’était la chicorée, ça ne m’inspirait pas.
« Non, un jus ».
Je la vis perplexe mais elle alla chercher un petit bol, le déposa devant moi, y versa un peu de café et beaucoup de lait. Elle y rajouta un sucre. Elle coupa deux tartines de pain qu’elle garnit d’un généreux morceau de camembert odorant. Elle m’en donna une, et trempa l’autre dans son bol de café. L’absence de ma mère se fit plus aiguë. Je sentais les larmes revenir lorsqu’une femme aussi large que ma grand-mère était grande débarqua dans la cuisine en lançant :
« Ché mi, vlà m’tiète, min cul i vient ! ». Elle stoppa son élan en me voyant.
« Lydie, t’as de l’visite à t’baraque ?
» Ma grand-mère s’appelait donc Lydie, je trouvai ce prénom joli. La dame n’attendit pas la réponse et s’installa sur la chaise en face de moi. Cette cayelle avait intérêt à être solide.
« J’veux bin un p’tit jus ».
J’avais envie de lui dire que ma grand-mère ne savait pas ce qu’était un jus mais lorsque celle-lui lui servit une tasse remplie de café noir, sans lait, elle le sirota avec plaisir. Je compris que dans ce village, les choses ne portaient pas le même nom que là où j’habitais.
*Ch’est la tiote à Rose.
* All’ est bélote. All’ ersanne tout sa mère. Elle est où ?
– All’ a pris ses cliques et ses claques. La carrette, j’l’ai entendue démarrer à toute berzingue. La tiote était devant m’baraque, à frapper et à braire sous la drache ».
À les écouter, j’en oubliais le petit-déjeuner. J’avais saisi quelques mots mais tout cela restait mystérieux : quelqu’un s’était pris des claques et elle avait entendu braire, il devait y avoir un âne dans le village. Ce qui pouvait être amusant à voir pendant ces vacances, en plus de la pêche. L’odeur du camembert se rappela à moi, j’éloignai la tartine vers le milieu de la table, la dame imposante crut que je lui donnais, elle la prit, ce fut un soulagement.
» Quoque ch’est qu’te berdoulles ?
– All’ a laissé sa tiote. Ch’est pas des carabistouilles. Rose, all’ a toujours
fait l’Jacques. Sin pays ch’est ch’ti de la Bétanie. »
Je faisais de gros efforts pour comprendre. Ma grand-mère avait parlé d’un Jacques mais ma mère ne connaissait que des Jules ; et d’un pays la Bétanie, je n’avais pas compris si c’était là où habitait ce Jacques inconnu ou si c’était celui où ma mère était en vacances avec Jules, celui de la voiture blanche. J’envisageais de poser la question à ma grand-mère lorsque la dame serait partie. J’avais remarqué que si moi je ne comprenais pas son langage, elle, elle me comprenait et c’était rassurant. Je lui demanderais de m’apprendre. La dame finit son café dans un air de profonde réflexion. Elle se leva, je jetai un œil à la chaise, elle tenait sur ses quatre pieds. Elle donna une tape d’encouragement sur l’épaule de ma grand-mère et conclut :
« J’m’in va wassinguer l’mason.
– Laisse la porte contre en sortant, j’va emmener la tiote acheter un p’tit pain, all’ a
rin mingé. Il drache plus ».
Au bout de quelques années, ma mère est revenue de Bétanie sans Jules ni Jacques, un matin où il drachait fort. Ma grand-mère l’a installée dans la cuisine, a sorti trois bols, j’ai fait un jus.
Drache :
Pluie
Cayelle
: Chaise
Un jus
: Un café
Ché mi, vlà m’tiète, min cul i vient ! : C’est moi, voilà ma tête, mon derrière suit !
All’ est bélote : Elle est mignonne
All’ ersanne :
Elle ressemble
Carrette
: Voiture
À toute berzingue : À toute vitesse
Braire : Pleurer
Quoque ch’est qu’te berdoulles ? : Qu’est-ce que tu racontes ?
Carabistouilles : Histoires
All’ a toujours fait l’Jacques : Elle a toujours fait des sottises
Sin pays ch’est ch’ti de la Bétanie : Son pays, c’est celui de la Bétanie (pays de la bêtise)
J’m’in va wassinguer l’mason : Je vais nettoyer la maison
Laisse la porte contre en sortant, j’va emmener la tiote acheter un petit pain, ou une coquille, all’ a rin mingé :
Laisse la porte entrouverte en sortant, je vais emmener la petite acheter un pain au chocolat ou une coquille (spécialité du nord, brioche sucrée), elle n’a rien mangé.
Photo : Zuytpeene – DR
une histoire d’enfance un peu triste mais joliment écrite où l’on sent l’odeur du café et où l’on ressent la tendresse rustre de la grand-mère.
J’aime beaucoup ce texte, avec sa langue « étrangère » et son originalité. On ressent bien l’atmosphère, l’humidité, la ville mystérieuse. la solitude et l’angoisse mêlée de curiosité de la petite fille sont bien rendus ainsi que le manque de « filtre » des deux femmes qui commentent les agissements de la mère sans se préoccuper de l’enfant.
Je me suis laissée emportée. J’aurais bien aimé atterrir chez cette grand mère simple, directe, très humaine. Le regard de l’enfance est plein de finesse et de justesse. Merci.
On dirait le début d’un film, on a envie de connaître la suite ! J’ai enrichi mon vocabulaire
Perso, c’est Petite nostalgie ! Mes grands-Parents étaient picards et chaque année, aux vacances de Printemps, j’avais droit à 15 jours de mon petit bain de langue. J’ai donc retrouvé dans ce texte la saveur de cette langue qui m’était un peu mystérieuse (un peu moins d’année en année…), mais surtout une certaine chaleur, un certain accueil un peu bourru, une certaine façon de parler sur les autres en leur présence, un certain regard sur les autres (vaguement moralisateur) et notamment sur ceux qui faisaient le Jacques, précisément.
Plus que la langue, ce sont les « gens » qui sont saisis au plus vrai dans ce texte, bravo.
Je partage le point de vue de Jeajuma, la narration est très visuelle, on imagine les comédiennes, (Signoret ? Anémone ?) avec la blouse fleurie…
Ma seule réserve, le passé simple…Mais je crois que cette vacherie avec le passé simple n’appartient qu’à moi…Je trouve que le passé simple facilite certes l’émergence du récit, facilite la nostalgie mais il théâtralise un peu aussi.
Allez une phrase répétée sans cesse répétée par Ma Grand-Mère
« Si tinfile point tes cauchettes t’auras point de meu à z’enlveut. »
Ce qui est assez vrai, aujourd’hui encore
J’ai adoré cette nouvelle et ses personnages (et j’aime beaucoup les Picards ; j’ai beaucoup travaillé en ateliers d’écriture à Amiens, Abbeville, Cayeux et dans des petits villages de la Somme… Ce fut toujours très chaleureux) qui retranscrit parfaitement, je trouve, les gens de là-haut. J’aime beaucoup aussi le rendu de la perception des événements par la gamine qui essaie de les décrypter (et la manière subtile d’expliquer les « Jules » (*) ) ; gamine qui est très bien incarnée (faire parler un enfant est toujours un risque ; celui que ça sonne faux ; là ça me parait juste), l’atmosphère étrange d’un moment clé de l’existence qui plus est servi par une chute remarquable car, surtout, économe en moyens : on sent en dernières phrases la gène, les non-dits, que tout va être à reconstruire peut-être autour de tabous et de secrets, et le « j’ai fait un jus » qui tombe comme ça dans une simplicité qui dénote par ailleurs que désormais la tiote est devenue picarde, rustre aussi, comme dit Zazie6454. Très visuel et cinématographique en effet (on imagine la lumière!). Khéa se dit n’être pas complètement satisfaite du texte : sincèrement, je ne vois pas pourquoi. Le passé simple, en effet qui « lyricise » est plus littéraire, mais il me paraît être adapté (en plus pour des histoires de concordance des temps…). D’autant que la chute reste à l’imparfait qui confère donc cette idée de simplicité d’un moment extrêmement fort ; moment qui donne tout son sens et sa nécessité au texte. Beau texte. De la dentelle.
(*) M’a rappelé (et c’est pourquoi le rendu par Khéa est très juste) pour cette question d’interrogation, d’incompréhension d’une enfant autour d’un terme, une anecdote rapportée par la psychologue Françoise Dolto : une gamine, qu’elle suivait, dessinait sans cesse des poules. Dolto a fini par savoir que c’est parce que son père avait abandonné le foyer. Or la gamine entendait sa mère parfois, en regardant par la fenêtre, dire : « Tiens il y a encore ton père dans la rue avec sa poule ».
J’ai carrément été emportée par cette histoire et en redemande! J’ai depuis mes années étudiantes, une amies « du nord » qui me fait toujours rire et avoir des points d’interrogations dans les yeux avec ses expressions qu’elle ne perd pas et entretien même! Merci Khéa
Merci pour vos commentaires chaleureux sur cette nouvelle qui se passe là où le soleil est parfois paresseux 😉
Comme l’a dit Francis, je n’étais pas satisfaite et particulièrement de la chute. J’ai vécu là-haut, j’y aime les gens et leur région. Et une grand-mère picarde, ça aide.
Simon, j’ai hésité pour le passé simple mais après plusieurs essais, rien à faire, il s’imposait. Et je ne connaissais pas la phrase de votre grand-mère, je la note.
L’anecdote de la poule, Francis, m’a donné une idée 😉
Ah oui 🙂 On a envie d’en savoir plus maintenant !