Les années scolaires se suivent et s’achèvent toujours aux beaux jours par les grandes vacances. Plaisir et farniente pour certains et jonglage avec l’emploi du temps pour les autres. Les autres en l’occurrence c’est moi. Bien-sûr, je m’affole la veille et m’attèle à essayer d’organiser au mieux ces huit semaines de trêve dans la vie de mes chérubins. Heureusement, il y a les incontournables : les périodes chez papa, le stage d’équitation et la semaine en Corrèze chez papy et mamie qui se font un plaisir de réunir tout leur petit monde.
Cette semaine arrive vite, passe vite et s’achève de manière constante par le même rituel, une fin d’après-midi lorsque le soleil entame sa descente derrière les grands arbres là-bas au fond du paysage. La lumière dorée adoucit, rend beau. La température est agréable, pas la chaleur du plein après-midi ni la fraîcheur tombante du début de soirée, la juste température. Ma famille se réunit, grands-parents, parents, enfants, des petits et des grands. Tout le monde cherche sa place sur le banc blanc, par terre ou adossé au muret les séparant de la pâture où quelques vaches impassibles continuent de brouter l’herbe verte sans se soucier de l’organisation requise pour faire la photo de famille de l’année.
« Attention… Souriez ! », pause de circonstance, une grimace intentionnelle ou pas, un œil se ferme malencontreusement ou pas, au moment précis de la prise… Alors on recommence, une fois, deux fois… Au bout de quelques essais à la recherche de la photographie parfaite, les petits s’agitent, s’agacent, s’énervent, gesticulent, les grands tentent en vain de garder un air décontracté et souriant, comme pour se protéger des prémisses du grand charivari qui va suivre : les plus grands partiront en tapant des pieds et vociféreront qu’ils n’aiment pas être pris en photo de toute façon, les petits libérés de toute contrainte reprendront presque joyeusement leurs jeux et les grands un peu déçus d’une telle précipitation à fuir ce moment sacré se contenteront malgré tout des grimaces, des yeux fermés des premières prises.
Et ainsi chaque année. Le temps s’impose. Les petits grandissent, les grands prennent des rides supplémentaires, quelques cheveux blancs… Le temps qui passe agrandit la famille ou la réduit. C’est le cycle de la vie.
Sur la dernière photographie parfaite, sont rassemblés le père, la mère, leurs trois enfants, leurs sept petits-enfants. Plus de filles que de gars. Une belle-fille, pas de gendre. La génération précédente n’y figure plus, depuis longtemps maintenant, il est trop tôt pour la suivante.
Cette prise de vue n’exprime cependant pas les drames, les joies, les réussites, les petits bobos, les discussions, les disputes, les réconciliations, les projets professionnels, les ambitions personnelles qui ont donné toute la saveur à cette année écoulée, saveur sucrée salée selon les épisodes, les tranches de vies traversées. Elle ne raconte pas les rires, les cris, le chahut des retrouvailles, les chamailleries aussi, la complicité, les goûters, les baignades mouvementées. Elle ne révèle pas les apéritifs, chaque soir, pendant lesquels on refait le monde et qui s’éternisent toujours un peu plus longtemps que prévu, comme pour ne jamais mettre fin à la bonne journée qui vient de s’écouler. Elle ne montre pas non plus les parties de scrabble qui font grogner, bougonner en raison d’un tirage trop… ou pas assez… jamais comme on l’espère c’est certain…
Cette photographie parfaite témoigne de la réunion de ma famille, et plus exactement de la fin toute proche des moments de partage. D’ici quelques heures, une journée ou deux tout au plus, pour les uns, les autres, les vacances s’achèveront et chacun reprendra la route vers son ordinaire, ses habitudes, ses repères, son rythme, ses contraintes… sa vie.
Il restera cette photographie parfaite, immuable, éternelle, qui de génération en génération restera intacte, aussi parfaite qu’à cet instant précis, aussi parfaite pour nous qui la regardons aujourd’hui.
#à Papa et Maman, à Tifaine et Marie, Géraldine et les 3 L, Pierre-Loïc, Nounie, Charlie et Elliot
Un beau texte empreint de lumière délicate et de nostalgie (ou de pré-nostalgie) tendre devant le temps qui passe, et déjà celui qui attend les générations plus âgées.
On connait ce genre de scène familiale surabondant au cinéma, mais, très sincèrement, on ne s’en lasse pas : les générations qui se retrouvent dans une campagne d’une tranquille sérénité… Cela nous touche forcément et on a tous, peu ou prou, vécu cela. Quant au rituel, la scène de la photo, son importance, sa symbolique, son rôle : on vibre de même.
A noter qu’ici, le texte est délicatement écrit, et plutôt habile : le hors-champ est là sans l’être et c’est justement la clé de l’importance de cette image annuelle. Tout ce que ne dit pas la photo (« n’exprime pas, ne raconte pas, ne montre pas… », dans le texte) est évidemment exposé… En fait, l’image le dit en fixant chez nous les souvenirs d’avant et d’après sa prise de vue. En examinant la photographie, c’est nous qui lui faisons dire ce que nous souhaitons qu’elle dise, qui nous souvenons du hors champ (c’est pourquoi cette formulation « n’exprime pas », etc. Est très bien vue)… Bref, ce qui n’est pas dit est dit, or c’est ce qui n’est pas dit ni montré qui est justement le plus intéressant. Et c’est pourquoi cette photo est précieuse. La photographie est le support sur lequel on projette nos sentiments, nos souvenirs.
Toutefois, comme les générations qui peuvent s’effacer d’une photo à la suivante, ce que dira l’image restera dépendant de ce que retiendra notre mémoire, de l’avant, pendant, après. Et c’est ainsi que la vie, que la mémoire déclinent, comme la lumière en fin de journée. (A noter que le thème de la photo, toujours riche, a été abordé dans > cet atelier donnant des textes très intéressants. Trois ont été rendus publics : celui de > Groux, > « La tanière » d’Ann, > « Déchirer ou ne pas déchirer » de Khéa.
La photo de famille est vraiment un bel objet autour duquel orchestrer son récit, belle idée! C’est joliment mené!
Beau texte émouvant sur la famille et la richesse qu’elle peut nous apporter (traditions, moments heureux, liens filiaux forts…) mais clin-d’oeil également aux secrets, aux non-dits et aux épreuves de la vie. La photo de famille fera émerger des émotions bien différentes selon la personne qui la regarde. Elle sera objet de réminiscence bien subjectif ! Bravo pour ce beau texte !
C’est beau, tout simple, sans fioriture, sans description à n’en plus finir. Juste, fin, charmant et tendre… Profite bien de ces moments photos, quand ils prennent fin parce que ci ou parce que ça, alors ça manque drôlement…