Novembre 1962
L’électrophone craquète un instant puis une voix à la fois enfantine et sensuelle s’élève et glisse sur le papier peint aux motifs orangés du petit salon de l’appartement de la rue Monsieur le Prince.
Sidonie a plus d’un amant
C’est une chose bien connue
Qu’elle avoue elle fièrement
Sidonie a plus d’un amant
Parce que pour elle être nue
Est son plus charmant vêtement
C’est une chose bien connue
Sidonie a plus d’un amant
Arlette joint sa voix, élégante et bien posée, à celle qui provient du quarante-cinq tours, tout en avançant lentement vers la psyché. Il est furieusement moderne, un pied rond en aluminium, un grand ovale en plastique blanc encerclant le miroir qui reflète le corps nu de la jeune femme. Elle lui fait face, s’observe, resserre les omoplates pour faire ressortir ses seins, ronds et blancs. Elle se tourne et ausculte du regard ses fesses rebondies plantées sur deux longues jambes fuselées. Oui, fuselées, avec ce qu’il faut de muscle pour les garder longilignes, et une peau lisse, irréprochable, tonifiée par des heures d’exercices à la barre. Sa silhouette n’a rien à envier aux starlettes du moment, et même aux vedettes de cinéma. Elle pivote de profil, se scrute implacablement, mais non, rien à redire, son ventre est plat, ses bras gracieux et déliés. Après cette inspection, satisfaite, le menton arrogant, elle se confronte au mur perpendiculaire à la fenêtre. Le papier peint disparaît sous une accumulation de couvertures de magazines. Un même visage, une même silhouette se démultiplie sur le papier glacé. Allongée sur un tapis, cambrée sur la page, une jeune femme rayonne. Arlette l’admire. Arlette la jalouse, et la hait parfois. C’est Brigitte Bardot.
La voix de l’actrice, car c’est elle qui chante, continue de résonner dans la pièce.
Elle en prend à ses cheveux blonds
Comme à sa toile l’araignée
Prend les mouches et les frelons
Elle en prend à ses cheveux blonds
Arlette passe ses doigts dans sa chevelure. Les boucles sont longues, d’un blond brillant et soigneusement patiné. Sa frange mousse au dessus de ses sourcils parfaitement dessinés.
Vers sa prunelle ensoleillée
Ils volent pauvres papillons
Comme à sa toile l’araignée
Elle en prend à ses cheveux blonds
Arlette a désormais le visage collé au miroir. Elle examine ses yeux noisette, ses longs cils recourbés, son joli nez retroussé. Son haleine embue la glace.
Elle darde une langue pointue vers son reflet puis continue de chanter :
Quand dans une moue elle étale
Sa langue à leurs yeux étonnés
Comme fait dit-on le crotale
Elle les mène par le nez
Elle en attrape avec les dents
Quand le rire entrouvre sa bouche
Et dévore les imprudents
Elle en attrape avec les dents
Le visage d’Arlette s’est durci à ce dernier couplet. Ses lèvres se sont fermées et elle a bondi vers son électrophone Teppaz pour interrompre la chanson. Elle tremble de rage. D’un geste vif, elle attrape le peignoir qu’elle a posé sur un fauteuil en rotin, l’enfile. Elle regarde la pochette du disque avec colère, Brigitte y sourit, dévoilant des dents blanches un peu grandes, un peu écartées, ce qui les rendent plus attendrissantes. Arlette jette la pochette sur la moquette. Elle se retourne vers le miroir et lui adresse une grimace horrible. Ça ne lui est pas difficile, il lui suffit d’ouvrir la bouche. De cet espace sombre surgissent des dents qui se chevauchent, qui se croisent, qui semblent mener une bataille singulière. Évanoui son joli minois, anéantie son allure de danseuse : on ne voit que les dents, et les dents disent « sorcière ». D’ailleurs, un professionnel qu’elle avait osé consulter par le passé avait parlé d’un cas intéressant de dysharmonie dentomaxillaire aigüe. Il a mentionné un traitement, une opération bien au-dessus de ses moyens.
***
Arlette est désormais habillée, elle porte un pantalon vichy rose et un pull over moulant blanc. Ses cheveux sont agencés grâce à un gros nœud de velours en une queue de cheval friponne. Elle écoute Sacha Distel, la chanson qu’il a composée pour Brigitte pour être précis. Un jour il écrira pour elle, Arlette ! Allongée sur une banquette qu’elle a recouverte d’une couverture en fausse fourrure, elle feuillette Le Chasseur français.
C’est la première fois qu’elle l’achète. C’est Josiane, son amie et collègue du bureau, qui lui en a parlé. Apparemment la rubrique matrimoniale du magazine a fait ses preuves depuis de nombreuses années. D’ habitude, Arlette lit le Elle, dont Brigitte Bardot est l’égérie, ou Marie-Claire, Jour de France, Paris Match, et dernièrement aussi Salut les Copains. Elle se trouve tout aussi attirante que Sylvie Vartan ou Françoise Hardy mais on lui a surtout seriné qu’elle ressemblait à Brigitte, sauf le sourire, évidemment. Dés qu’elle parle, si le regard se glisse entre ses lèvres, le charme est rompu, comme dans un mauvais conte de fée. Ça ne l’a pas empêchée d’avoir des amants, bien sûr, mais les gars ne s’attardent pas et regimbent à la présenter à leurs copains et encore plus à leurs parents. Elle s’en fiche un peu, le mariage n’est pas sa priorité, ce qu’elle veut, c’est être en haut de l’affiche, comme chante Charles Aznavour, mais pour y arriver, il faut des moyens, et surtout il faut pouvoir se refaire les dents.
Josiane lui a dit : « trouve-toi un prétendant qui a les poches peines, si tu le séduis suffisamment, il puisera dans son bas de laine pour te faire plaisir ».
Josiane croit en elle. Elles sont dactylos toutes les deux dans un cabinet d’avocats, ça les rase, et Josiane lui a dit qu’elle avait un plan pour se sortir de ce bureau qui sentait le tabac froid : ce sera simple comme bonjour ! Arlette allait devenir actrice ou chanteuse et elle, Josiane, serait son impresario, comme Charley Marouani, l’impresario de Brel et de Sylvie Vartan. Pourquoi n’y aurait-il pas des femmes impresarios ? Elle n’avait peur de personne et avait du bagout à revendre.
Josiane n’a pas un physique déplaisant mais elle n’aime pas les hommes. Ou plutôt, elle leur en veut de se croire supérieurs, de décider de tout. Son père, ancien militaire, voulait la marier tôt, mais elle lui a lancé le deuxième sexe de Simone de Beauvoir à la tête. Elle ne l’avait pas lu en entier mais en avait apprécié les idées. Ensuite, elle est partie à Paris, où elle s’est inscrite à l’école Pigier. C’est là qu’elle a rencontré Arlette qui travaillait pour payer ses cours de danse et de théâtre. Elle n’a fait aucune remarque sur l’effroyable dentition de la jeune femme, ne semble même pas la voir. Arlette lui en a été infiniment reconnaissante. Elles sont devenues inséparables.
Toutes les deux suivent l’actualité de près et dépensent beaucoup pour l’achat de magazines. Josiane a acheté une télé et Arlette a investi dans une Vespa. Elles se partagent l’usage de ces deux achats acquisitions : elles regardent la télé ensemble, surtout le Petit conservatoire de la chanson. Elles sillonnent Paris sur le scooter, vont danser à Saint-Germain-des-Prés, assistent à de nombreux concerts. Oui, mais le temps passe, et Arlette enrage de voir toutes ces filles qui font carrière au cinéma, dans la musique, certaine de les valoir toutes.
Arlette se redresse brusquement sur le divan, le magazine pressé sur son cœur. Ça y est, elle vient peut-être de tomber sur la perle rare Elle attrape un stylo rouge sur la table basse et encercle à plusieurs reprises l’annonce repérée. Le voilà, son joli pigeon, celui qui va lui ouvrir la porte des studios Harcourt ou de l’Olympia.
Âgé de 32 ans et divorcé, mon but est une vie simple mais intelligente et enrichissante pour le cœur et l’esprit, faisant la plus grande part à la bonté, la générosité, aux liens d’affection que j’aime nouer non seulement avec des amis de mon choix, mais aussi avec les choses de la nature, plantes, animaux et paysages. Je désire connaître de nouvelles choses, mais encore plus pouvoir les aimer. La réussite matérielle et la puissance ne m’intéressent pas. Je suis sûr de faire un mariage heureux si je rencontre une femme qui se sente en harmonie profonde avec ce texte. J’aimerais que, âgée de 22 à 36 ans, douée d’un physique d’une classe certaine et d’un sens esthétique très raffiné, elle soit sensible à la musique classique, son visage exprimant la bonté, le sens de l’humour et le besoin d’être aimée. Elle serait assurée d’une vie matérielle confortable, mon revenu annuel étant de 50 000 NF. Je suis grand, brun, je travaille à Paris. Rencontres possibles dans un rayon de 400 km.
Elle se lève et traverse la pièce d’un bond. Elle décroche son téléphone et compose MEDICIS 13 42, c’est le numéro de Josiane. À peine son amie a-t-elle décroché qu’elle lui livre d’un trait sa trouvaille, elle a déniché un type parfait dans les annonces du Chasseur, il est divorcé et a dû en baver des ronds de chapeau car il recherche maintenant une vie faite d’amour, de petits oiseaux et de fleurs sauvages ! Il a mis les gros moyens, son annonce lui a coûté une fortune, penses-tu donc, au moins 500 francs, et il révèle tout de suite ses revenus et sa disponibilité ! Il faut qu’elle réponde tout de suite, il faut que Josiane l’aide avec sa lettre car elle a un joli brin de plume et la missive doit sortir du lot, la boite aux lettres du type va sans doute déborder de missives de filles attirées par ses rentes ! Josiane pousse un cri de victoire et lui dit qu’elle arrivait tout de suite. Elle habite à deux pas.
Rapidement, elles élaborent leur plan de bataille. Josiane compose la lettre. Elle y évoque la beauté de la nature qui souvent étourdit, le plaisir d’une orange dégustée le matin en admirant les toits de Paris, l’enchantement des cantates de Bach le soir à la chandelle, tandis qu’Arlette choisit dans sa petite penderie des vêtements sages, une jupe plissée, un chemisier blanc, et récupère dans sa boite à bijoux sa médaille de baptême. Elle se change rapidement, s’attache les cheveux avec un chignon bas, puis marche à petits pas mesurés autour du bureau où Josiane planche sur sa missive. Arlette prend des airs de Madone, baisse les cils, croise les mains sagement sur sa jupe. Bientôt les deux amies pleurent de rire.
***
Il y a déjà du monde au Procope quand Arlette apparaît. Une modeste bruine l’a incitée à porter un petit manteau ciré noir très seyant, et un chapeau de pluie assorti qui fait ressortir ses mèches dorées.
Après plusieurs semaines et nombres de lettres échangées, Édouard – car tel est le prénom de l’auteur de l’annonce – et Arlette ont convenu de se rencontrer dans ce café-restaurant du quartier latin. L’établissement présente plusieurs avantages : il est placé dans un quartier vivant qui devrait inciter à la bonne humeur et il possède quelques objets et fresques historiques qui pourraient éventuellement venir à la rescousse d’une conversation anémique. Mais tout se passe bien. Ils se sont échangés des photos avant leur rencontre. Arlette savait qu’Édouard aurait l’apparence d’un grand échalas un peu godiche. Elle n’est pas déçue. Son air emprunté détonne parmi la clientèle rieuse et frivole. Son portrait peine retouché aura permis à Édouard de prendre en compte la dentition problématique d’Arlette. Il ne subit donc pas de choc quand elle lui sourit et il ne peut qu’apprécier sa superbe silhouette mise en valeur par une robe en lainage faussement sage. Ils parlent un peu littérature, les fiches rédigées par Josiane permettent à Arlette de déclarer avec conviction son amour pour Stendhal et Maupassant. Édouard apprécie Roger Nimier et Hervé Bazin qu’il fera volontiers découvrir à sa charmante compagne. Celle-ci rêve de voir le dernier ballet de l’opéra, elle a tant dansé enfant, elle était douée, mais les professeurs ne la choisissaient jamais pour les spectacles. Les musées sont son autre passion. Elle adore aller au Louvre. Jean-Auguste Dominique Ingres est son artiste préféré. Ses portraits révèlent l’âme du modèle. À ces mots, le teint blême d’Édouard se colore brièvement. Quelle joie de rencontrer une esthète ! Il lui fera découvrir le musée Guimet et ses trésors orientaux, et les Invalides car il aime Napoléon passionnément.
Quel programme chargé, s’amusent-ils en picorant des cacahuètes. Arlette a commandé une orangeade, il ne s’agit pas de perdre le contrôle, lui a seriné Josiane. Édouard, nerveux, a préféré se détendre avec un peu d’alcool. En effet, sa langue se délie après deux verres de Martini. Il révèle avoir terriblement souffert pendant son premier mariage, sa femme était une menteuse invétérée : elle mentait comme elle respirait, sur tout et rien, sur les dépenses quotidiennes, sur ses fréquentations, sur les films qu’elle allait voir au cinéma avec ses amies, et sans doute pire, il n’avait jamais voulu savoir jusqu’où. Alors, vous imaginez ? Comment former un couple solide si on ne peut pas se faire confiance ? Cet échec l’avait bouleversé. Il avait même dû consulter pendant quelques temps, il avait l’impression de perdre la tête, de voir le mensonge et le mal partout. Il était régulièrement assailli de crises de panique, suivies par des étourdissements, ou des accès colériques. Il se sentait à la fois désarmé et vindicatif. Comment surmonter cette trahison ? Alors un ami l’avait encouragé à faire passer cette annonce. Il avait mis un temps fou à l’écrire. Comment résumer en quelques lignes toutes ses aspirations ? Il y avait mis tant d’espoir tout en voulant être clair, ne pas inviter de jeunes écervelées qui ne penseraient qu’à s’amuser et à dilapider son bien. Comme il avait besoin de pouvoir faire confiance à une belle âme ! Il aspirait à prendre un nouveau virage, effacer le passé.
Arlette lui serre brièvement la main, hoche la tête avec compassion. Elle adopte un ton sentencieux. « L’honnêteté est le ciment d’une relation durable ». Elle en a fait sa règle d’or , ajoute-t-elle. Sa tare physique lui a fait détester les sourires en coin, les faux apitoiements. Au lycée, elle préférait mille fois les élèves qui lui disaient, « mon dieu que tu es moche », à ceux qui la complimentaient sur ces beaux yeux puis riaient derrière son dos. Édouard s’est récrié, « comment ça, ‘moche’, mais c’est d’une cruauté sans nom de dire quelque chose comme çà, et en plus, vous êtes tout à fait charmante, vous avez une très belle allure, c’est cela qui fait qu’on se retourne sur une femme ». Arlette avait minaudé, comme lors de ses séances d’entrainement avec Josiane, « vous êtes trop gentil, je sais que je ne suis pas une beauté, ce que je veux, c’est d’apporter de la tendresse et de la bonté autour de moi ».
Après cette première rencontre réussie, ils commencent à se fréquenter. Édouard aimerait bien rencontrer la famille d’Arlette mais celle-ci argue de la mauvaise santé de son père -le malheureux souffre de la tuberculose – et de l’épuisement de sa mère qui se dévoue corps et âme à son époux depuis tant d’années. Ils sont comme cela dans la famille. Dévoués. C’est l’idée de Josiane. Pourquoi révéler qu’elle s’est disputée avec ses parents et qu’ils ne se parlent plus depuis deux ans ? Cela ternirait dangereusement l’image minutieusement construite au fil des jours.
Ils passent des soirées romantiques chez Édouard qui commande des plats raffinés chez le traiteur. Arlette amène un dessert. Elle ne l’invite pas chez elle, Josiane lui a suggéré de dire qu’elle hébergeait dans son appartement une cousine qui était un peu sauvage, car très désargentée, ce qui la rendait mal à l’aise en société. Édouard est ému par la générosité de son amie. C’est tellement rare de rencontrer des personnes désintéressées.
Deux mois, plus tard, ils n’ont toujours pas fait l’amour car Arlette veut, dit-elle, préserver son honneur. Elle lui a prodigué des caresses qui l’ont rendu presque fou, mais elle a toujours réussi à esquiver le passage à l’acte. Un soir après un dîner aux chandelles, il se met à genoux et lui demande sa main. Elle porte une serviette à ses lèvres pour réprimer son émotion. L’œil humide, elle se dit prête à accepter, mais elle voudrait pouvoir être totalement heureuse pendant la cérémonie. Elle n’ose pas lui dire ce qui la tracasse, non, non, n’insiste pas, cher Édouard. Finalement, elle lui avoue qu’elle voudrait pouvoir sourire sans appréhension devant le photographe qui figera leur bonheur sur la pellicule.
***
Édouard a choisi le meilleur chirurgien. L’opération se passe bien et Arlette va rester à la clinique pendant quelques jours pour attendre que ses joues dégonflent et que les cicatrices commencent à se résorber. Édouard vient la voir tous les jours, lui apportant des fleurs, des sorbets.
Il veut la surprendre, et alors que les antidouleurs la font somnoler, il pêche dans son sac les clés de son appartement. Il sait où elle habite, il l’a souvent déposée devant chez elle. Il a emprunté une voiture décapotable, une superbe Austin Healey, histoire de l’épater, car il fait partie d’un club automobile, il adore conduire ce genre d’engins, sur routes ou sur circuits. C’est son péché mignon, son évasion secrète. Il a prévu de l’emmener deux jours à Deauville pour se détendre. Ils se promèneront sur les Planches, humeront le vent salin, parleront de leur avenir. Il a acheté un joli sac de voyage et va récupérer chez sa promise des vêtements de rechange. Si la cousine est là, elle supportera bien sa présence pendant cinq minutes.
Le nom d’Arlette est sur la boite aux lettres. Troisième étage gauche. L’immeuble n’est pas reluisant, et les escaliers sont de guingois. Il imaginait quelque chose de plus chic, mais qu’importe. Il frappe à la porte, plusieurs fois, pour prévenir la cousine au cas où elle serait présente. Il ouvre la porte, et se fige sur le seuil. Il a dû se tromper. Ce n’est pas le bon appartement. On dirait la loge d’une starlette. Pourtant il repère, accroché à un porte-manteau, le fameux ciré noir qu’Arlette arborait la première fois qu’ils se sont vus. Sur une table basse traîne une des lettres qu’il lui a envoyée, il reconnaît immédiatement son écriture. Des ronds de tasses à café marquent le papier blanc. Il s’avance lentement. Près de l’électrophone, des pochettes de disques gisent en éventail. Du bout de sa chaussure, il les écarte pour mieux voir leur titre. Il frémit en découvrant la photographie de Johnny Hallyday, à genoux, jambes écartées, lèvres sauvagement tordues vers le photographe. Le reste est à l’avenant. C’est un panorama des chanteurs yéyé du moment. Il ne voit pas l’ombre d’un disque de musique classique. La décoration murale lui en dit long sur l’obsession d’Arlette. Il poursuit son inspection, un peu nauséeux. La penderie révèle des jupes très courtes, des cuissardes, des chemisiers vaporeux qui n’ont rien à voir avec les tenues de pensionnaire portées habituellement par Arlette quand ils se retrouvent. Il essaye de se rassurer en s’imaginant que ses effets appartiennent à la cousine mais il ne peut qu’admettre que l’appartement est trop réduit pour accueillir deux personnes, le lit est étroit, le divan trop raide pour y dormir confortablement. Il se laisse tomber sur une chaise, le cœur battant la chamade. Et là, c’est le coup de grâce. Devant lui, soigneusement empilées sur la table basse, il voit une pile de fiches. L’écriture n’est pas celle d’Arlette, mais une fois compulsées, il comprend que ces notes couvrent toutes leurs conversations passées. Tout était préparé, ses commentaires sur tel écrivain, tel cinéaste, tel artiste. Tout était faux, manigancé. Leur relation était en toc, la culture de cette intrigante était en toc, ses sentiments en toc. Elle s’est moquée de lui, elle lui a menti. Il tremble de rage, et de haine. On l’a encore trompé. Une fois de trop.
***
Édouard attend Arlette dans le hall de la clinique. La voilà qui apparaît, accompagnée par Josiane, radieuse. Il salue cette compagne froidement, il ne la connaît pas mais devine qu’il a devant lui l’auteure des antisèches découvertes chez la jeune opérée. Il désigne à sa promise la voiture décapotable garée devant le trottoir. La jeune femme écarquille les yeux de joie. Elle bat des mains comme une enfant. Édouard détourne la tête et fixe l’Austin, il ne peut pas regarder la menteuse. Il dit d’une voix monocorde, tant il réfrène sa colère : « j’espère qu’elle te plaît. C’est pour fêter ta nouvelle vie. Dépêchons-nous, j’ai réservé dans un excellent restaurant. »
Josiane intervient, l’air inquiet. « Arlette est encore fragile. L’air froid n’est peut-être pas recommandé. »
Édouard ouvre la portière d’Arlette et lâche, glacial :
« Quel vent froid ? Il fait un temps magnifique, et le vent pourra jouer dans ses cheveux, vous savez, comme pour les stars ? Car maintenant, cette chère Arlette ressemble à une vedette, vous ne trouvez pas ? »
Josiane sent sa bouche se dessécher. Elle veut faire des signes à Arlette, quelque chose ne colle pas. Elle sent une menace dans l’air. Mais Arlette flotte sur un petit nuage. Elle est trop occupée à nouer un foulard en soie autour de son cou pour se préoccuper des regards anxieux de Josiane.
Édouard fait ronfler le moteur et démarre puissamment. Arlette, hilare, se retourne pour saluer Josiane mais ils ont déjà tourné le coin de la rue, elle ne peut pas voir son amie se tordre les mains.
Le conducteur connaît parfaitement le trajet. Jeune homme, il passait tous ces week-ends à Deauville. Ce ne sera pas compliqué. Après Pacy-sur-Eure, il fera un de ses dérapages contrôlés qu’il a pratiqué lors de ses courses en circuit, puis freinera brutalement devant le poteau électrique du deuxième carrefour. Arlette devrait, soit passer par le pare-brise, soit embrasser le poteau. Si elle survit, elle sera devrait être sérieusement défigurée.
Arlette sourit aux passants qui regardent passer cette belle voiture. Elle fredonne :
Elle en attrape avec les dents
Quand le rire entrouvre sa bouche
Et dévore les imprudents.
Elle en attrape avec les dents.
Sa bouche, quand elle se couche,
Reste rose et ses dents dedans.
Quand le rire entrouvre sa bouche
Elle en attrape avec les dents.
Charles regarde fixement la route, ses doigts serrent le volant.