1958 : Joane Woodward a remporté l’oscar de la meilleure actrice pour son interprétation dans « les trois visages d’Êve ».
Pauline, elle, est à sa fenêtre…
Dans un coin du jardin qui bordait la demeure cossue des Puybasset, un vieux jardinier s’affairait devant de magnifiques rosiers. Pauline, la jeune fille de la maison l’avait chargé de préparer un bouquet de roses qu’elle irait déposer sur la tombe de sa mère décédée quelques mois plus tôt. Alors qu’il remontait du jardin, il aperçut Pauline, le front appuyé sur la vitre de la fenêtre de sa chambre. Il contempla les roses dans ses mains et secoua la tête. « Mon Dieu quelle misère, pensa t il. Si sa mère n’avait pas été emportée par la maladie, les choses ne se seraient pas passées de la sorte. Enfin! »
Pauline était sûrement de cet avis. Lorsque Madame Puybasset s’était éteinte l’année passée, la jeune fille avait perdu la seule personne aimante dans son entourage. Son père, un riche industriel de la métallurgie n’avait pour la gente féminine qu’une piètre estime. Les femmes n’étaient pour lui que de simples potiches qui, au mieux, pouvaient faire joli dans les réceptions mondaines.
1950 : Olivia de Havilland a remporté l’oscar de la meilleure actrice pour son interprétation dans l’Héritière.
Pauline, elle, apprend l’élégance avec sa mère…
Si la nature avait doté Pauline d’un joli visage éclairé de magnifiques yeux verts et d’un corps harmonieux, c’est auprès de sa mère qu’elle avait appris l’élégance et le raffinement. Mère et fille se rendaient souvent dans les échoppes de tissus de la ville. Excellente couturière, Mme Puybasset confectionnait pour Pauline et pour elle de magnifiques toilettes choisies dans le « Petit Écho de la mode »
La jeune fille s’émerveillait toujours de voir comment sa mère d’habitude si discrète, presque effacée, se métamorphosait au milieu des rouleaux de tissus. Sa voix était plus claire et elle se montrait intraitable avec les vendeurs.
Elle dégantait lentement ses mains frêles et caressait les coupons à la recherche de la meilleure étoffe.
Pauline ne pouvait s’empêcher de se demander si ces mains douces, aimantes et délicates prodiguaient les mêmes caresses à son mari. Elle tentait très vite de chasser cette idée de son esprit, mais ressentait chaque fois une sorte de dégoût pour cet homme grand et sec, qui parlait toujours sur un ton péremptoire.
Pauline était surtout gênée par son haleine chargée d’odeurs de tabac. Lorsqu’il ne fumait pas la pipe, il s’offrait un énorme cigare qui rendait l’air irrespirable.
De retour à la maison après leurs précieuses emplettes, mère et fille s’enfermaient dans la chambre bleue où Mme Puybasset avait installé sa toute nouvelle machine à coudre. Ce qui fascinait le plus Pauline s’était le moment où sa mère découpait le tissu avec une grande assurance.
« Maman vous devriez vous installer comme couturière !
– Hélas ma fille!, cela ne plairait pas à votre père. Il gagne assez d’argent et préfère me savoir à la maison ! »
Pauline n’osa pas poursuivre cette discussion de peur de mettre sa mère mal à l’aise.
1951 : Le sous-marin britannique HMS Affray et ses 75 occupants ont brusquement disparu.
Pauline, elle, va quitter la maison…
Seul Monsieur Puybasset avait le droit de donner des ordres et d’émettre des avis. Aussi lorsqu’il décréta qu’il était temps pour Pauline d’aller en pension pour recevoir une bonne éducation chez les religieuses, mère et fille ne discutèrent pas sa décision.
Ce fut donc six longues années passées dans cette ruche bourdonnante de petites bourgeoises auxquelles on essayait d’inculquer les bonnes manières pour être des épouses exemplaires. Quelques unes, brillantes, s’accrochaient aux études dans l’espoir de pouvoir exercer un métier prestigieux, mais la plupart se contentait de préparer un diplôme de secrétaire qui servirait à seconder leur mari.
Ce qui consolait Pauline dans cette morosité ambiante, c’était de dévorer les revues interdites qui circulaient sous le manteau, à la barbe des religieuses, et qui nourrissaient ses rêves de passion amoureuse.
Mai 1956: Le mariage du siècle a eu lieu à Monaco où le Prince Rainier III a épousé la célèbre actrice Grace Kelly.
Pauline, elle, rentre à la maison…
Lorsque avait sonné enfin le retour définitif à la maison, Pauline s’était imaginée qu’elle pourrait travailler pour son père dans les bureaux de l’usine et rencontrer ainsi un bel ingénieur avec qui elle filerait le parfait amour.
Elle se décida donc un matin à aller proposer ses services au baron de la métallurgie. Pour accéder aux bureaux, il fallait traverser un atelier où s’affairaient une vingtaine d’ouvriers. Lorsqu’elle entra, vêtue d’un petit tailleur vert moulant et perchée sur des talons aiguilles, la réaction des hommes ne se fit pas attendre.
« Hé les gars ! Guettez le colis qui nous arrive!», lança le premier qui l’avait aperçue.
Ce ne furent ensuite que sifflets et remarques grivoises. Loin d’être effrayée, Pauline les gratifia d’un petit signe de la main et accentua son déhanché provoquant. Mais soudain une main ferme lui enserra le bras et la précipita dans un bureau… Son père venait de la surprendre.
« Pauvre sotte, que fais-tu ici ?
– Je venais vous proposer mes services », balbutia Pauline. « J’ai mon diplôme de secrétaire, je pourrais vous être utile, beaucoup de femmes travaillent de nos jours ! »
Évidemment, ce fut une fin de non recevoir. Hors de question que Pauline se mélange au personnel de l’usine. Elle resterait bien sagement à la maison en attendant qu’on lui trouve un bon parti.
Cette attente lui parut vite interminable et lorsque sa mère tomba malade, elle comprit que tout projet de mariage était pour l’heure, mis entre parenthèses.
1957 : Jacques Brel chante « quand on a que l’amour ».
Pauline, elle, découvre la passion.
Pauline passait le plus clair de son temps au chevet de sa mère. La maladie incurable gagnait du terrain et le médecin de famille avait fini par ne plus se déplacer, abandonnant la patiente à un jeune collègue venu se faire la main dans la petite ville de Lorraine.
Pauline se surprit à attendre le jeune médecin avec de plus en plus d’impatience. Avant chacune de ses arrivées, elle vérifiait sa tenue et sa coiffure. L’homme de sciences aux allures de Marlon Brando, ne resta pas non plus indifférent aux charmes de la jeune femme.
Oh, il ne lui faisait guère de discours, juste une petite phrase de temps à autre en joignant le geste à la parole.
« Attendez mademoiselle, je remets en place cette mèche rebelle dans vos magnifiques cheveux… »
Sa main s’éternisait alors un peu sur le cou de Pauline, ce qui suffisait à provoquer en elle, le plus grand des émois !
Elle sentait ses forces se dérober, tout en elle n’était plus que feu et désirs.
Une autre fois, il se pencha vers elle et déboutonna le haut de son chemisier.
« C’est mieux ainsi, une si jolie poitrine se doit d’être mise en valeur. »
Cette fois les mains du jeune homme s’attardèrent sur les seins de Pauline qui crut chavirer.
De petits compliments en petits gestes osés, Pauline se sentait emportée dans les tourbillons de l’amour.
Un soir sa mère posa longuement son regard sur sa fille et lui caressant la joue, murmura :
« Vous êtes de plus en plus belle, vous êtes faites pour aimer. Mais méfiez vous des hommes, ils sont souvent cruels. »
Une autre femme, Berthe, la plus ancienne domestique de la maison, qui avait bien vu la passion que nourrissait Pauline pour le médecin tentait de la mettre en garde.
« Il est arrogant, c’est un beau parleur, il vous fera du tort ! »
Mais Pauline riait en l’entendant, persuadée que le médecin était sûrement le bon parti tombé du ciel, et que son père s’en contenterait sûrement fort bien comme gendre lorsqu’il demanderait sa main.
Le désir anesthésiait sa raison, mais ainsi, elle se sentait vivante, pour elle et pour sa mère.
Elle ne pouvait pas lui offrir de plus beau cadeau que celui d’être une femme belle et amoureuse. Il lui semblait même qu’ainsi elle réparait une injustice.
Bientôt le jeune homme exigea plus que des mots et des petits gestes.
Quand il la rejoignit dans sa chambre, Pauline s’offrit sans crainte, savourant ces délicieux moments en toute confiance.
Été 1957 : Déraillement du train Vintimille-Paris. Trente morts et de nombreux blessés par brûlure.
Pauline, elle, voit sa vie basculer…
Un mois plus tard, sa mère rendit son dernier soupir, le jeune médecin rédigea le certificat de décès et quitta la demeure sans même un regard pour Pauline, submergée de chagrin. Il ne donna plus aucune nouvelle.
Lorsque Pauline tenta de lui faire savoir qu’elle était enceinte, elle reçu seulement une lettre… lui indiquant l’adresse d’une femme qui pourrait l’aider à se débarrasser de l’enfant. Effondrée, elle se rendit un matin dans ce lieu sordide. Dans la pièce voisine, elle entendit gémir puis hurler une autre femme.
Terrorisée et désespérée, elle s’enfuit et alla errer près de l’étang de la propriété se disant qu’elle pourrait toujours venir s’y noyer si la colère de son père devenait insupportable.
Un soir où, pour une fois, il n’était pas retenu par ses affaires et restait dîner avec elle, elle trouva le courage de lui raconter son tourment.
Il demeura de marbre et elle savait qu’il était déjà en train d’échafauder un plan pour sauver la famille du déshonneur. Les ordres ne se firent pas attendre :
« Tu partiras dès demain à Lyon chez ma sœur et tu accoucheras sous x. Ensuite, tu reviendras et je me charge de te trouver le mari qu’il te faut. En attendant, je ne veux plus entendre parler de cette histoire. Toi aussi, tu devras oublier. »
Aucun signe de contrariété dans la voix, aucune parole rassurante, aucune empathie.
Le malheur de sa fille comme celui de la mort de son épouse se géraient de la même façon que les problèmes d’entreprise.
Novembre 1957 : Lancement de Spoutnik v avec la chienne Laïka à son bord.
Pauline, elle, se rend à Lyon pour abandonner l’enfant qu’elle porte.
Pauline quitta donc la maison pour celle de sa tante. Déchirée par l’absence de sa mère, l’indifférence de son père, la trahison de son bien aimé, elle se sentait sombrer petit à petit dans un désespoir sans fond et n’imaginait même pas une porte de sortie. Elle ne ressentait rien de particulier pour cet enfant à naître, mais revivait sans cesse les moments de passion qui l’avaient rendue si belle et si vivante pendant quelques mois. Elle ne se sentait pas coupable, elle trouvait juste que les choses étaient bien cruelles pour les femmes de son époque et de son milieu.
Dès les premières contractions, la tante l’accompagna à l’hôpital. Quarante huit heures de douleurs intenses sans vraiment personne pour la réconforter.
Il fallut sortir l’enfant aux forceps. Avait-il senti l’inévitable séparation pour s’accrocher ainsi ?
Lorsqu’elle entendit crier le petit garçon qui venait de naître, elle ferma les yeux, laissa couler ses larmes. Une jeune infirmière, lui caressa le front et lui suggéra de voir son bébé au moins une fois. Elle le regarda un instant avant de se murer à nouveau dans son chagrin. Le lendemain, on lui banda la poitrine pour qu’elle n’ait pas de montée de lait, c’est mieux ainsi, lui dit-on.
Avant qu’elle ne quitte l’hôpital, l’infirmière lui proposa de laisser dans le dossier un indice au cas où l’enfant chercherait un jour à connaître ses origines. Elle ne réfléchit pas très longtemps et laissa dans une enveloppe cachetée, le nom du père et celui du grand-père de l’enfant. Après tout c’était une histoire d’hommes.
À son retour, chacun des domestiques avait sa petite idée sur les raisons d’une si longue absence. Les filles du peuple n’étaient pas dupes et savaient bien comment celles du beau monde se débarrassaient des petits bâtards !
Pauline n’eut pas de pitié pour celles qui cherchaient à l’humilier : elle les fit renvoyer par son père.
Mars 1958 : Il y a un mois, l’aviation française a bombardé le village Sakhiet Sidi Youssef en Algérie pour lutter contre le F.L.N.
Pauline, elle, est dévastée.
À 27 ans, une sève amère coulait dans son âme et si son visage restait harmonieux, son regard était devenu vide et froid. La vie en elle avait été détournée, emportée par le courant du mensonge et des apparences à sauver. Elle n’avait pas eu la force de se battre. Tout en elle s’était mué en colère et mépris.
Un matin, passant devant l’office de son père pour déposer un pli, un exemplaire du Chasseur Français sur le bureau, attira son attention. Elle était ouverte à la page des petites annonces matrimoniales. L’une d’entre elles était entourée :
Industriel Métallurgie. Je ferais belle situation et succession à ingénieur ou dessinateur épousant ma fille, 27, catholique. Accepte sans fortune.
Telle était donc la solution élaborée par son père… Trouver dans un gendre l’héritier qu’il n’avait pas eu pour assurer la pérennité de son empire industriel. Épouser Pauline en était juste le prix à payer.
Pauline alla se réfugier dans la pièce où se trouvait encore la machine à coudre, les croquis, les revues de mode et de nombreuses chutes de tissus.
Pour une fois elle réfréna son envie de pleurer… Elle jeta un coup d’œil sur les derniers dessins qu’elle avait esquissés avec sa mère… Tout cela ne pouvait pas disparaître. Elle avait suffisamment appris avec elle pour prendre la relève, et peut être plus.
Puisque les hommes entre eux savaient si bien s’arranger, elle aussi allait savoir négocier. L’homme qu’elle épouserait devrait accepter de la laisser travailler et de financer son activité. Elle sortit de la pièce, la tête haute, et s’entendit murmurer : « Venez mon bien aimé, je vous attends avec impatience ».
13 juillet 1965 : Les femmes obtiennent le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari, et celui d’ouvrir un compte en banque.
Pauline, elle, vient de créer son deuxième magasin de prêt à porter.
Couverture du magazine « La vie en fleur, le magazine de la femme heureuse », 1958.