Mai 1929
Citadine depuis peu, idéaliste peinée de constater égoïsme intérêts presque partout, souffre solitude, épouserait jeune homme instruit, moderne, sans snobisme, sentiments délicats. Suis brune, physique agréable, 25 ans, scribe bureau sans fortune, mais instruite.
Rouen, le 1er juin 1929
Cher Marcel,
Ainsi puis-je me permettre de vous appeler, puisque vous m’y invitez si gentiment dans votre courrier répondant à mon annonce.
Je ne puis vous dire à quel point votre lettre m’a bouleversée. Oserais-je dire que c’est elle que j’attendais ? Et que derrière elle, c’est vous que j’espérais ?
Je laisse à l’avenir le soin de répondre à mes questions, mais je ne puis laisser en souffrance celles qui se dessinent sous vos propos délicats.
Permettez-moi donc, cher Marcel, de vous présenter Angèle.
C’est au cœur d’un bocage normand assez reculé que j’ai passé les vingt premières années de ma vie. De mes grands-parents paternels, nous avions hérité une petite ferme dont les revenus modestes suffisaient tout juste à nous faire vivre, mes parents, mon jeune frère et moi : quelques animaux, deux malheureux prés plantés de pommiers, quelques acres d’une terre peu généreuse. La guerre qui nous avait pris mon père nous le ramena malade des poumons, affaibli et incapable d’efforts soutenus. Mon pauvre frère quant à lui, suite à une violente chute sur la tête à l’âge de deux ans, demeurait dans le pays de l’enfance.
Voilà, me direz-vous, de quoi ramener des rêves à ras de terre !
Et pourtant, des rêves j’en avais ! Un esprit vif, une curiosité insatiable et l’appétit avec lequel j’avais appris à lire, à écrire et à compter, avaient encouragé mes institutrices successives à m’emmener jusqu’au certificat d’études, que j’avais passé brillamment, décrochant la troisième place du canton. Je n’étais pas peu fière ! J’aurais tant aimé continuer des études…. Mais hélas j’étais le seul soutien de ma mère. Range tes rêves petite !
Durant les quelques années qui suivirent je restais donc au village, désespérant de vivre un jour la vie dont je rêvais depuis longtemps. Aussi, dès que le travail de la ferme et de la maison m’en laissait la possibilité, je passais chez la couturière du village des heures exquises et à jamais inoubliables : je dévorais sans m’en lasser Le Petit Echo de la Mode, qui nous apportait de Paris et d’ailleurs des parfums de liberté et d’élégance. Ah, ces femmes longilignes, aux robes asymétriques d’un charme inoui, aux coiffures de plus en plus audacieuses, aux belles mains tenant délicatement un porte-cigarette. Voilà qui me semblait le summum de l’émancipation. Les années folles m’affolaient.
Mais en fait d’émancipation, ma mère ne semblait pas vouloir me lâcher, mon père n’était plus que l’ombre de lui-même et mon petit frère… Que pouvais-je faire ?
La rage et la frustration m’habitaient lorsque je voyais partir vers « la grande ville » mes anciennes camarades de classe. Je n’aurai bientôt plus pour compagnie que nos placides vaches normandes qui ; derrière leurs « lunettes » me regardaient bêtement ! J’en voulais à la terre entière. Les années passaient et mes rêves perdaient leurs plumes.
Je venais d’avoir 20 ans lorsque mon père mourut. Ma mère quitta une ferme ingrate qui n’avait pas dû la rendre heureuse et entra au service du curé du village, qui voulait bien accueillir mon frère avec elle. Ledit curé connaissait par ailleurs une famille aisée des environs, au service de laquelle je me plaçais aussitôt, venant grossir la troupe des petites bonnes. J’ai passé environ quatre ans dans cette famille qui ne nous gâtait guère, mais ne nous maltraitait pas non plus. Quatre années d’un labeur incessant qui me permit cependant de mettre de côté un petit pécule, sésame pour m’envoler un jour sur les ailes de mes rêves. J’avais toujours en tête de partir moi aussi à la ville.
Elle s’ouvrait devant moi parée de lumière, de magie et d’attraits, dont les échos me parvenaient à travers les journaux que lisaient notre maître. Le monde bougeait bien vite : le cinéma prenait son essor, la radio nous enchantait avec la gouaille de Maurice Chevalier, Mistinguett « osait » son répertoire, les voitures ressemblaient pour moi au carrosse de Cendrillon sans les douze coups de minuit…. et je pataugeais dans la boue.
Aussi, il y a environ six mois, munie de mes petites économies et d’un mot de recommandation pour le bureau de poste principal dont mon maître connaissait le directeur, je quittais mon bocage le cœur léger et le sourire aux lèvres. A moi la grande ville, on allait voir ce qu’on allait voir !
Je crois que je me souviendrai toute ma vie de ces premières semaines passées à Rouen. J’avais sans peine décroché un emploi de gratte-papier dans les services administratifs de la poste et le directeur qui m’avait reçue m’avait aiguillée vers une pension de famille très convenable, ce qui, dans un premier temps, me permettrait de voir venir.
Quel bonheur, mon cher Marcel, de découvrir cette autre planète ! Savez-vous mon ami que Rouen est une ville en pleine transformation, en plein essor. On démolit à qui mieux mieux pour reconstruire plus grand, plus beau. Ainsi l’année dernière, la nouvelle gare fut inaugurée en vue de la visite de notre président Gaston Doumergue. Comme j’aurais aimé participer à la fête ! Mon amie et collègue Mauricette ne cesse de m’en chanter le souvenir. Certes, côté logement, beaucoup restent insalubres et des familles nombreuses s’entassent dans une seule pièce. J’ai beaucoup de chance pour ma part.
Cette vie agitée et bruyante fut longtemps source d’émerveillement : le tramway, le train, dont les sifflements habitent nos jours comme nos nuits, les automobiles qui se pavanent comme des reines. Tout un monde en mouvement, en bruit, en sons et en odeurs qui soulait la petite campagnarde que j’étais. Figurez-vous que j’ai même eu l’occasion d’assister un dimanche à l’envol d’un ballon !
Il y eut aussi cette promenade au long des quais. Un peu risquée pour deux jeunes femmes certes, mais ces grands vaisseaux éveillent en moi une étrange mélancolie : ils viennent d’un ailleurs exotique et merveilleux sur lequel j’aimerais ouvrir mes fenêtres.
Avec Mauricette, nous aimons flâner dans les magasins, notamment au Joli Secret, magasin de lingerie féminine. Et savez-vous mon nouveau rêve, Marcel ? J’aimerais être l’une de ces vendeuses, un rien condescendantes, qui palpent à longueur de journée des étoffes fines et soyeuses. Comme j’aimerais rendre les femmes jolies !
Mais je m’égare. Revenons à nos moutons, ou plutôt à mon annonce. Vous vous étonnez de ne pas me sentir tout à fait heureuse. Comme vous avez raison mon ami.
Au bout de quelques mois de cette existence si nouvelle, si agitée, si bruyante, un ennui sournois s’empara de moi. Je m’arrêtais parfois au milieu de la cohue des trottoirs et je fermais les yeux pour mieux sentir l’odeur délicieuse des pommes au moment du brassage. J’y ajoutais mes oreilles pour entendre mes vaches à lunettes. La frénésie m’avait quittée.
Je découvre dans le monde du travail et dans la proximité citadine l’incroyable égoïsme des gens, leur manque d’attention et d’écoute aux soucis des autres. Il me semble que mes collègues n’ont qu’une idée en tête, jour après jour, gagner plus, amasser plus, se payer tout le confort possible.
J’ai essayé de fumer, mais n’ai réussi qu’à m’étouffer et m’écœurer avec le goût de la cigarette. Les hommes me semblent fats et lourds. Je pense être assez agréable à regarder, mais leurs regards me salissent. Et malgré ma bonne entente avec Mauricette, j’ai souvent le cœur lourd lorsque je regagne ma petite chambre le soir venu. Comme j’aimerais pouvoir me blottir dans les bras d’un homme doux et bon qui me rassurerait, me protègerait.
Voilà cher Marcel ce qui a guidé ma démarche et m’a poussée à écrire cette annonce dans Le Chasseur Français, que mes collègues se transmettent avec des petits rires étouffés.
Votre lettre me laisse à penser que vous correspondez à mes souhaits.
Je n’ai pas votre niveau d’études, mais je me tiens toujours au courant de l’actualité de notre monde et suis curieuse d’en découvrir et connaître d’autres facettes. J’ai cru comprendre que vous ne voyez pas d’un mauvais œil mon travail et ceci est important pour moi, car je ne souhaite pas devenir une ménagère confinée à la maison, même si, de par mon éducation, je suis à même d’entretenir et bichonner mon intérieur.
Enfin, il me semble avoir perçu chez vous une délicatesse des sentiments, une disponibilité et une générosité qui répondent en tout point à mes vœux.
Je souhaite vivement vous rencontrer. Je ne sais si ma longue lettre (trop ?) vous donnera le même désir. Votre éloignement actuel, puisque vous habitez Lille, peut être facteur de retard et d’attente, mais je l’envisage sans crainte tant mon espoir m’entraîne vers vous.
Je rougis en pensant que vous me prenez peut-être pour une écervelée prête à se jeter dans les premiers bras accueillants. Sachez qu’il n’en est rien et que mon tempérament est d’habitude assez réservé. Je ne suis pas non plus en train d’essayer d’éviter le chapeau des catherinettes, pour la confection duquel je fourmille d’idées au contraire.
Mais la lecture de votre lettre m’a procuré un grand plaisir et je souhaite simplement connaître mieux celui qui se cache derrière une si belle écriture.
Bien à vous
Angèle
Port de Rouen. 1929. Gaillard (Ec. française début XX°). > Ce tableau qui était encore en vente sur Ebay le 2 décembre 2018 était décrit ainsi par son vendeur : Vue du port et du pont transbordeur de Rouen. Après la pluie. 29 Septembre 1929. Huile sur toile signée en bas à gauche. Titrée et datée au dos. Non encadrée. 46 x 55 cm. Beau et intéressant tableau. Avec quelques touches impressionnistes et une belle lumière.