Comme tous les après-midi, Maya se rend à l’école du Sacré Cœur à Halba. Elle rejoint avec entrain le joyeux chahut des enfants qui se bousculent dans la cour. Bientôt, la cloche résonne agitée par la poigne ferme de la maîtresse, Madame Yassine. Murmures et gloussements rebondissent sur les murs des couloirs qui mènent à la salle de classe. Maya profite de ces derniers instants de chaos pour chuchoter quelques secrets dans l’oreille de sa voisine. Elle partage les détails croustillants qu’elle a glanés ici et là dans le camp de réfugiés où toutes deux vivent désormais. Les deux enfants ne peuvent s’empêcher de pouffer dans leurs mains.
Le regard autoritaire de Madame Yassine met fin à leurs confidences : il est l’heure de sortir les cahiers. Pourtant, aujourd’hui, leur maîtresse ne semble pas pressée. Elle attend patiemment que le calme revienne dans la classe. Étonnés de ne pas se faire réprimander, trente regards curieux se tournent vers le pupitre tandis que les murmures se noient lentement pour laisser place à un silence de plomb.
Intriguée, Maya tend l’oreille. Cela fait plus d’un an maintenant qu’elle va dans cette école et elle n’a jamais vu Madame Yassine aussi silencieuse. Autour d’elle, ses camarades s’agitent et s’impatientent mais la petite fille ne peut détourner son regard de son enseignante. Elle connaît trop bien cet air maussade, cette mine grave. Une angoisse soudaine étreint son cœur : « Qui est mort ? »
Enfin, la maîtresse prend la parole. « Les enfants, aujourd’hui nous allons faire une leçon un peu particulière. J’aimerais vous parler de quelqu’un qui est cher à mon cœur et qui a disparu aujourd’hui. » Devant l’air effaré de son jeune public, elle s’empresse d’ajouter : « Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas quelqu’un que vous connaissez. » Madame Yassine remarque le soupir de soulagement qui parcourt les rangs. Un instant, elle avait oublié d’où viennent ces enfants qui gambadent joyeusement dans la cour, ces enfants qui n’en sont, en fait, plus vraiment.
L’espace d’une seconde, le cœur de Maya s’est arrêté. La mort, elle la connait tellement bien que c’est devenu une vieille copine. Elle a vu tellement de gens partir, là-bas, à Daraa d’où elle vient, qu‘elle avait fini par arrêter de les compter. Aussi loin qu’elle se rappelle, chaque jour, on lui annonçait de nouvelles pertes. Elle a fini par s’y habituer, elle n’en a presque plus peur. Cependant, depuis son arrivée au Liban, elle a enfoui tous ces mauvais souvenirs quelque part dans un coin oublié de sa mémoire. Elle a beau les avoir enfermés à double tour, ils reviennent parfois sous la forme d’affreux cauchemars qui la réveillent en sueur, en proie à une panique incontrôlable. Mais, ici, au moins, elle peut rire et jouer dans la rue avec d’autres enfants sans craindre de les retrouver ensevelis sous les bombes le lendemain.
L’annonce de Madame Yassine a remué en elle ce bout de passé qu’elle s’efforce chaque jour d’oublier. Bien vite, elle reprend ses esprits et se force à écouter. Après tout, aujourd’hui, c’est son jour préféré : celui de la leçon de français.
La maîtresse semble perdue dans ses pensées. Elle raconte l’histoire d’un vieux chanteur qui est mort à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. Maya fait le calcul dans sa tête, quelqu’un d’aussi vieux, elle n’en a jamais rencontré. Elle se demande à quoi cela peut bien ressembler. Petit à petit, elle se laisse emporter par l’histoire que raconte Madame Yassine. Une histoire dont l’écho résonne étrangement dans son petit cœur d’enfant. Il a été un réfugié lui aussi. Lui n’avait pas connu la guerre, puisqu’il était né en France, alors que ses parents fuyaient le génocide qui se déroulait alors en Arménie.
Sur la carte jaunie accrochée sur le mur, Madame Yassine pointe du doigt ce petit pays coincé entre l’Iran et la Turquie, un pays qui finalement n’est pas si loin que ça de là où Maya est née. Au fil du récit que tisse l’enseignante, la petite fille entrevoit la curieuse symétrie qui se dessine entre leurs deux histoires. Il avait dû se sentir seul lui aussi. Il aurait surement remarqué le trou immense qui se creuse dans sa poitrine chaque fois qu’elle évoque sa maison. Peut-être aurait-il même compris les silences bornés, les angoisses et la honte qui se cachent derrière son passé en ruine.
Finalement, Madame Yassine annonce qu’elle va maintenant leur faire voir un extrait vidéo pour leur permettre de découvrir ce qu’elle appelle « l’une des plus belles voix de tous les temps ». Alors que retentissent quelques « hourras » timides, elle se bat avec le vieux téléviseur poussiéreux qui traîne au fond de la classe. Puis on entend enfin le déclic capricieux du lecteur de cassette qui s’enclenche.
Alors que la vidéo démarre, Maya ne peut détourner ses yeux de l’écran. L’image est en noir et blanc, le moniteur grésille un peu mais bientôt la mélodie s’affole et la bouche de la petite fille s’arrondit d’étonnement. Elle n’a jamais rien entendu d’aussi beau. Bien sûr, la musique, elle connait. Dans le camp, certains soirs, elle entend les gens chanter autour du feu. Mais cette musique-là est différente. Elle l’emporte, elle la prend par la main et l’entraîne dans une farandole de couleurs et de chaleur.
Très vite, la voix grave du chanteur entame les premiers couplets et Maya a l’impression que ce vieux monsieur aux cheveux blancs ne chante que pour elle.
“Nous nous reverrons un jour ou l’autre
Si vous y tenez autant que moi,
Prenons rendez-vous,
Un jour n’importe où
Je promets que j’y serai sans faute”
Sans qu’elle s’en aperçoive, les larmes roulent sur ses joues ambrées. Son corps est parcouru de frissons qu’elle ne peut réprimer. Pourtant, elle n’a pas peur, au contraire, elle se sent bien. Elle ne s’est même jamais sentie aussi heureuse et en sécurité. La chanson l’enveloppe, l’entoure de ses bras affectueux, les mots la bercent, soufflent sur ses blessures encore fraîches.
Hypnotisée, Maya se laisse envoûter par la voix, la musique imprègne sa peau comme un morceau de pain dur que l’on trempe dans le lait. Elle ne comprend pas tout, son français est encore approximatif malgré les longues heures qu’elle passe à l’étudier. Pourtant, il lui semble que ce vieux monsieur parle la même langue qu’elle. Elle l’entend au-delà des mots, elle le devine tout près d’elle même à travers l’écran. Il lui tient la main, il la rassure, il l’enrobe de sa bonté. Ses yeux sombres débordent d’une douceur dans laquelle elle s’emmitoufle. Elle le trouve tellement beau malgré les rides qui marquent son visage rond. Chaque sillon qui s’enfoncent dans sa peau blanche lui rappelle les plis qui gondolent déjà son âme de fillette.
“Le hasard souvent fait bien les choses
Surtout quand on peut l’aider un peu
Une étoile passe, et je fais un vœu
Nous nous reverrons un jour ou l’autre
Si Dieu le veut”
Alors que s’envolent les dernières notes, l’esprit de Maya s’émiette. Si son corps est bien là, avachi sur ce petit bureau en plein cœur du Liban, ses pensées rejoignent son petit frère et sa mère qui sont restés au pays. Trop faibles pour voyager, elle a dû les laisser derrière et suivre son père dans ce long et dangereux périple qui lui a permis d’être là aujourd’hui et de découvrir une musique qui n’en finit plus de rebondir entre ses côtes. En silence, elle se fait une promesse, un jour, elle retournera là-bas, en Syrie, et elle leur fera écouter cette voix qui l’a tant envoutée. « Nous nous reverrons un jour ou l’autre », elle leur en fait le serment.
Ce soir-là, en rentrant au camp, Maya se sent différente, plus forte et plus tendre à la fois. Alors que son père lui demande de se charger des corvées qui lui sont assignées, c’est enhardie d’une force nouvelle et avec le plus grand sérieux du monde qu’elle lui annonce :
« Baba, quand je serais grande, je serais Aznavour ! »
Photographie : jeune réfugiée syrienne – cc- Jeyeonwon – Pixabay
Difficile de commenter une nouvelle lorsqu’elle est parfaite dans son fond, et totalement adaptée dans sa forme (l’adéquation mise en scène / propos–argument voulu). Ici on est sur un texte qui me paraît être totalement abouti. Papillon m’a dit l’avoir écrit dans l’urgence (d’ailleurs je l’ai reçu le lendemain de la parution de la proposition d’écriture. C’est un moment de grâce, sans doute. Bravo).
Servons-nous en alors comme exemple, en analysant comment ça fonctionne : il y a adéquation entre une tendance d’actualité (la mort d’Aznavour, ce qu’il incarne, en sus dans une période particulière face aux questions chaque jour plus brûlantes et dramatiques des migrations) avec le thème de l’atelier (la découverte, incarnée par l’institutrice). Il porte un message d’espoir – de ces expériences de réfugiés et de la connaissance de l’histoire va naître un ferment chez cette jeune fille (c’est-à-dire chez d’autres). C’est humaniste et ça nous porte en avant.
Il est souvent difficile en atelier d’expliquer (le : « Mais au fond tu veux dire quoi dans ton texte ? »), d’expliquer qu’il faut mettre en scène / comment il faut incarner le propos que l’on désire porter. C’est presque quasiment impossible à restituer lorsque la personne ne sent pas venir sa narration, sa mise en scène, ses personnages qui lui permettront donc, d’incarner son message. Reste : regarder des textes qui le font, et procéder à une analyse, une déconstruction pour en voir les éléments.
Ici :
– Une situation dramatique (l’enfant dans le camp de réfugiés), qui pourrait être pathos : mais l’auteure s’en garde bien. Il y a des rires, de l’éternel de l’enfance dès le début. > on évacue d’emblée le 1er niveau de propos, celui du sentimentalisme, du texte à message trop appuyé, qui est forcément un piège : on est tous d’accord que c’est terrible. Cela ne sert à rien de le remettre en scène. Il y a donc là une manière de dire : attention, je vais pzrler d’un étage au-dessus.
– Une manière de coller au thème (l’institutrice = la découverte, qui va changer tout et décider d’une vie). Dans la figure littéraire du réfugié, il y a ces multiples exemples de gens partis de rien et qui parviennent au sommet, etc. : Aznavour en est un parmi des milliers. > Ne pas avoir peur en écrivant une nouvelle de choper l’air du temps. Si le propos est fort et bien incarné, le texte ne vieillira jamais.
– Une façon de « coller à l’actu » comme on dit dans la presse. Aznavour nous a quittés, mais qu’en retenir ? Certes, ses chansons si proches des gens…, mais il y va davantage de la profondeur à cause de la vie du chanteur elle-même. > sortir encore une fois du premier niveau, celui de la futilité immédiate (les poètes me pardonneront).
– Un message transcendant le réel et sa vulgarité : l’enfant va désormais être guidé par ce modèle et l’espoir et l’énergie qui représente va tous nous porter. Toute la construction, les matériaux, tout le bazar mis en plzce par Papillon converge vers l’aboutissement du propos : « Voilà pourquoi votre fille est muette », chez Molière. En d’utres termes : CQFD. Mais fiction est élaborée comme une démonstration. Car oui le but de la littérature est de transcender le réel, et certes pas de le reproduire (en tout cas à mon avis : les adeptes de la littérature purement réaliste clinique sont priés de sortir de la salle).
Bref : chapeau bas.
NB : j’ai fait des corrections sur le texte, de concordance des temps : j’ai passé un paragraphe qui était au passé, alors que le reste était au présent de narration. C’est celui-ci, dont voici l’original : « L’espace d’une seconde, le cœur de Maya s’était arrêté. La mort, elle la connait tellement bien que c’est devenu une vieille copine. Elle avait vu tellement de gens partir, là-bas, à Daraa d’où elle vient, qu‘elle avait fini par arrêter de les compter. Aussi loin qu’elle se rappelle, chaque jour, on lui annonçait de nouvelles pertes. Elle avait fini par s’y habituer, elle n’en avait presque plus peur. Cependant, depuis son arrivée au Liban, elle avait enfoui tous ces mauvais souvenirs quelque part dans un coin oublié de sa mémoire. Elle avait beau les avoir enfermés à double tour, ils revenaient parfois sous la forme d’affreux cauchemars qui la réveillaient en sueur, en proie à une panique incontrôlable. Mais, ici, au moins, elle pouvait rire et jouer dans la rue avec d’autres enfants sans craindre de les retrouver ensevelis sous les bombes le lendemain ». Tout devait être au présent de narration, ce que j’ai rétabli : – 1 par ce que tout est ailleurs au présent. 2- parce qu’en effet le présent de narration crée de la gravité, de l’instantaneité et c’est le temps qui en effet est le plus adapté. J’y reviens dans le texte de Manu.
Serions-nous deux Libanais dans cet atelier ? 😉
Tout d’abord, merci beaucoup Francis pour votre lecture et vos commentaires détaillés. Et merci pour la correction. En effet, j’ai relu plusieurs fois le paragraphe en question, sentant que quelque chose clochait mais impossible de poser le doigt dessus. Je n’arrivais pas à trouver le temps qui retransmettrait ce que je voulais dire, c’est à dire que c’est l’annonce de la maitresse qui a provoqué cette réaction chez la petite fille. Le passé composé fait, cela très bien. Les solutions les plus simples sont souvent les meilleures 🙂
Outre cela, je suis ravie que mon histoire vous ait plu. J’ai trouvé le thème super inspirant et ça me confirme dans l’idée que je travaille généralement mieux avec quelques contraintes. Si je peux me permettre, j’ai été un peu gênée par les détails de la proposition d’écriture. Je m’explique : comme il a beaucoup d’exemples, en la lisant la première fois je me suis dit que ça réduisait assez drastiquement mon champ de possibles (par exemple impossible d’écrire un texte sur la découverte de la mer). Bref, je dis ça mais j’ai pondu un texte en 24 heures donc finalement ce n’était pas si réducteur que ça ^^
Manu, votre commentaire me fait super plaisir. Car non, je ne suis pas libanaise. Mais je voulais écrire un texte qui, bien qu’étant une fiction, soit néanmoins crédible. Votre commentaire me dit que je n’ai pas trop mal réussi. L’idée de placer l’histoire au Liban m’est venue en faisant des recherches et en découvrant un reportage qui parlait du courage de ces hommes et ces femmes qui accueillent les migrants syriens et leur offrent une seconde vie. J’ai trouvé ça tellement humain et inspirant que j’ai eu envie de leur rendre hommage dans ce texte. C’est toujours compliqué d’écrire sur quelque chose qu’au fond on ne connait pas et j’avais très peur de faire trop de clichés ou de ne pas être juste.
En fait je donne toujours plein d’exemples… au contraire pour essayer d’élargir le champ des possibles des participants. Après, qu’un exemple soit donné n’empêche pas de s’y frotter. Tout a déjà été écrit ; il s’agit de l’écrire de sa fenêtre… !
L’écrire de sa fenêtre, c’est joli ça, ça me plait 🙂
Ce texte me rend tellement triste mais en même temps est tellement bourré d’espoir !
Le lien fait avec Aznavour est très réussi. Personnellement, j’adore les histoires qui font référence à des actualités ou autres œuvres. Je ne saurai dire pourquoi mais c’est toujours plaisant.
Très réussi bravo Papillon
Merci beaucoup Dolan, je suis ravie que ça vous ai plu ! 🙂
*Dilan (p….n de correcteur !!!)
Je cherche le mot… WAOH !
Merci Khea !
Très beau texte…