Ce matin, je prends ma voiture et retrouve avec une légèreté particulière les tumultes de la circulation, les coups de klaxon, les pressés, les énervés, les irrespectueux. Avec un petit pincement au cœur, j’ai laissé mon bébé dans les bras d’une jeune femme que je connais à peine, après plusieurs mois passés en fusion totale.
Je rentre dans les locaux de l’entreprise qui m’emploie depuis plus de dix ans avec un regard neuf, attentive au moindre détail, à l’affût d’un quelconque changement, sourire aux lèvres, je salue d’un bonjour franc les quelques personnes croisées. Rien n’a changé. Je prends les escaliers, un petit serrement au niveau du plexus de plus en plus marqué se fait ressentir au fur et à mesure que je monte… Mon bureau est au troisième étage. Je respire profondément, dernières marches, je ferme les yeux et j’entends une petite voix intérieure me soufflant « tout va bien se passer ».
Le couloir est vide, la porte de mon bureau entrouverte et mon bureau occupé. Stupéfaction. Je reconnais la personne qui occupe ma place puisqu’il y a quelques mois, je l’ai moi-même recrutée et accompagnée pour prendre le relais pendant mon absence. Me serais-je trompée de date de retour?! Le sourire sur mes lèvres s’est évanoui, je pose un regard ahuris ur cet espace occupé, les mots ont du mal à quitter le fond de ma gorge, je déglutis à maintes reprises… Que se passe-t-il?
– Ah Marine, ça y est, le retour? Comment vas – tu? m’interpelle Hélène sortie de je ne sais où.
– Oui, sourire gêné et voix timide , merci je vais très bien et toi? lui répondis – je de la manière la plus légère qui soit.
– Tu as déjà vu la directrice? me demande- t elle d’une voix un peu plus grave.
– Pas aujourd’hui non…
Mon remplaçant lève les yeux dans ma direction, visage stoïque en décrochant son téléphone.
– Bonjour Madame Cayrol, Marine vient d’arriver… Parfait… Je lui transmets le message.
– Madame Cayrol t’attend dans son bureau, tu peux monter, me signifie-t-il d’une voix officielle qui ne présage rien de bon.
– Merci Patrick, je monte immédiatement, même ton ou presque, essayant de prendre un timbre confiant très loin de la panique qui envahit tout mon corps.
Je frappe, j’entends « entrez » d’une voix très feutrée. Son regard se pose sur moi et à cet instant précis, je sais.
Restructuration, mauvais moment pour prendre un congé, évolution, stratégie, nouvelles perspectives, nouveau poste pas encore défini, évolution… Des bribes de mots, une voix, un discours, je suis enveloppée dans du coton et je n’ai qu’une idée en tête, m’enfuir, loin, très loin.
Un an et demi s’est écoulé et je n’ai toujours pas de poste défini… Un matin, un mot a suffit à me faire perdre le contrôle, je suis partie, je suis rentrée chez moi… Arrêts de travail successifs, entretiens avec la direction, avec l’avocat, puis fin de l’histoire. Je me retrouve face à moi-même, en perte totale de repères, avec des questionnements plein la tête, le combat est fini et toute cette énergie qui me portait jusqu’alors disparaît.
C’était il y a huit ans déjà. Aujourd’hui, je suis libre. Chaque jour est un cadeau. Chaque jour je me demande quelles grandes et glorieuses aventures m’attendent et je choisis la direction à prendre. Je remercie tous les acteurs de cette fracture, de près ou de loin, tous ont été les acteurs de ma renaissance.
Je me remercie aussi de m’être choisie.
Une liberté finalement acquise ; d’un mal, un bien : c’est une revanche qui s’est faite naturellement, sans rancœur, ni haine, ni colère. Juste de l’énergie, ce qui était déjà beaucoup. Une revanche de simple satisfaction d’après tempête que l’entreprise ou « le système » ne seront jamais capables de comprendre. Cette revanche reportée ce sont les autres qui l’ont offerte en provoquant la réaction. La revanche n’est pas d’avoir « perdu le contrôle » et engagé le départ (c’est-à-dire rejeter l’inacceptable) ; la revanche est dans cet après doux et apaisé, sinon lumineux. Jusqu’au bout avoir joué le jeu, même dans celui des procédures pénibles, dans le chemin de croix du départ : ça c’est la satisfaction d’être restée debout, forte. La revanche, elle, est née en creux : c’est de les savoir, eux, là-bas, dans leur dévorateur quotidien et absurde, de les imaginer (ou de ne plus y penser) en savourant les conceptions personnelles de l’existence trouvées ou retrouvées. Je songe à tous ces témoignages lus dans la presse de jeunes salariés qui après des années d’études laborieuses puis de bored out (l’ennui au travail), de brown out (le travail sans aucun sens), sinon de burn out, filent monter des microbrasseries, des exploitations bio, sinon de cadres, devenir encadreurs. Ce texte de Marine est furieusement actuel.
J’aime beaucoup ces « merci ». Merci à toute l’équipe, merci à moi-même : allez, je me décerne un oscar pour un prix qu’il y avait à poser dans ma bibliothèque, et dont aucun de vous n’a conscience. Il y a du déni doux, de l’indifférence malgré tout bienveillante (les pauvres, s’ils savaient !), sans frime ni vantardise (le « aussi » de la dernière phrase. Je me remercie aussi : cela reste modeste. Voilà : j’ai fait le job ; vous m’avez poussée à me faire à moi-même un cadeau. Et désormais la vie est ailleurs, et meilleure.
Impeccable.
Wow merci Francis
C’est vrai qu’avec l’éclairage de Francis il prend un autre relief, très beau. Il faut du courage a ton héroïne pour tout envoyer balader et prendre un nouveau départ. Dans le monde dans lequel nous vivons, c’est une vraie gageure. J’aurais bien aimé savoir ce qu’elle a construit après ce départ?
Oui moi aussi. Mais c’est bien de ne pas savoir ! Ne pas savoir exactement quel était le travail, ne pas savoir ce qu’elle fait désormais… Chacun peut y projeter son propre rêve inassouvi… Et le texte prend une dimension plus universelle. D’autant que ce n’est pas cela le plus important, le plus important et l’argument du texte, c’est d’être passée du côté lumineux de La Force 🙂
Une suite en perspective avec d’autres sujets à aborder merci
Et désormais la vie est ailleurs, et meilleure.
C’est exactement ça. Se découvrir acteur de sa vie et se gâter ! J’aurais aussi aimé savoir quelles sont les grandes et glorieuses aventures que vous vivez 🙂
Un jour… une autre histoire
Marine, je ne sais pas si ce texte a une part de vécu ou pas (et je ne veux pas le savoir, d’ailleurs, la fiction reste la fiction, c’est sa force: comme le dit Francis chacun peut y projeter ce qu’il veut, ou pas 😉 ), mais ici nous avons vécu quelque chose qui ressemblait à ça. Et ça ressemble VRAIMENT à ça. Alors bravo pour ce texte.
Merci beaucoup Gaëlle
Un texte qui nous remplit d’empathie pour ton personnage Marine, j’étais contente et, touchée qu’elle ait pris sa revanche 🙂
Merci et ravie que ce texte te plaise
Wahou, très juste et très beau ! J’ai vraiment apprécié ton style calme, clair, presque épuré, qui retranscrit si bien l’état d’esprit de la narratrice (enfin, je trouve !), ce côté « à coté » justement, et en même temps très présent avec les rappels au corps (« je déglutis » « comme du coton »…). J’ai eu le coeur serré, puis libéré, avec cette jeune femme tout au long de la lecture !